Robert Lafont, lo grand davancièr / Robert Lafont, le précurseur

Une présentation de Yan Lespoux
mercredi 18 mars 2009
 Marie-Jeanne VERNY

Lors du colloque de la FLAREP organisé en octobre dernier par la FELCO, un hommage a été rendu à Robert Lafont sans lequel l’occitanisme du XXIe siècle ne serait pas ce qu’il est.
Cet hommage figurera dans les Actes du colloque, qui sont en cours d’édition.
Nous avons demandé à son auteur, Yan Lespoux, professeur certifié d’occitan et doctorant, l’autorisation de l’insérer ici.

Écrivain, dramaturge, poète, essayiste, linguiste, sociolinguiste, idéologue dans une certaine mesure, Robert Lafont est tout cela.

Il est aussi, avant tout, un citoyen. Un citoyen occitan. Et cette conscience de son occitanité, son rapport à la langue, l’ont vite convaincu de l’importance de son enseignement. Au moment où s’ouvraient à lui, au sortir de la dernière guerre et de son engagement dans la Résistance, les portes d’une carrière préfectorale, il a ainsi choisi de changer de voie et de devenir enseignant. Mais pas n’importe quel enseignant. Un enseignant de lettres, mais aussi d’occitan à une époque où cet enseignement demeure confidentiel et surtout, comme pour toutes les langues régionales, marqué dans le contexte de ces années d’après-guerre par le sceau de Vichy et, par là, de la collaboration.

Cet engagement en faveur de la langue passe donc alors par la création d’une nouvelle image publique rompant avec la représentation négative, collaborationniste, de certains mouvements régionalistes. Cette image avait été forgée pendant la guerre à cause de l’action de quelques groupes à la marge ou du profit que quelques associations comme le Félibrige et la Société d’Études Occitanes avaient tiré de la politique vichyste d’associations pour faire avancer leurs revendications.

Cette nouvelle image, ce nouvel élan à donner à la revendication passera par la création d’un Institut d’Études Occitanes (IEO) qui se réclame de la Résistance et sait profiter des relations de certains occitanistes pour s’attirer les bonnes grâces d’une partie de l’intelligentsia de l’époque (Jean Cassou, Tristan Tzara, Joë Bousquet…) et des autorités (recteur Dottin, préfet Bertaux).
Robert Lafont participe à la création de l’IEO et va accompagner l’histoire de cet organisme 35 ans durant.

En contact dès la fin de la guerre avec Hélène Gracia, fondatrice du Groupe Antonin Perbosc qui rassemblait des enseignants laïques désireux d’utiliser l’occitan dans leurs classes, Robert Lafont a tôt fait de saisir toute l’importance que doit prendre l’enseignement au sein même de l’IEO. Secrétaire général de l’organisme en 1950, il va participer à l’intégration réelle et profonde de la question de l’enseignement en son sein. Surtout, il accepte de suivre Félix Castan dans la définition d’un enseignement dont la portée dépasserait le simple cadre de l’école, qui ne serait plus un enchaînement de thèmes et de versions ou de collection de contes et de proverbes. Ainsi prend forme sous la double influence de Castan et de Lafont et avec l’aide d’enseignants associés au projet de création d’une Section Pédagogique (Raymond Chabbert, Charles Camproux, Pierre Lagarde, Andrée-Paule Lafont, Hélène Gracia…) le concept d’une pédagogie occitaniste.

Ce concept pourrait se résumer à une phrase du texte du rapport moral et sur la pédagogie rédigé par Robert Lafont pour l’Assemblée Générale de l’IEO du 18 mars 1951 : « l’accion occitana es pas de sonar lo mond a nosautres, mai de transformar amb la pensada occitana lo mond que nos environa » [1].

Plus qu’une pédagogie, c’est un projet de société qu’envisagent alors Castan et Lafont, convaincus que pour faire vivre la langue et la culture, on ne peut se contenter d’articles scientifiques ou d’une littérature, d’aussi grande qualité soient-ils (et les Annales de l’IEO et la revue Oc se font l’écho de se bouillonnement intellectuel et littéraire fructueux). Il faut avant cela que le peuple puisse être convaincu de son occitanité et cela passera par l’enseignement et la pédagogie. Cet humanisme pédagogique, qui replace l’homme (et l’enfant) occitan au centre de son univers, occitan lui aussi, doit s’accompagner de moyens susceptibles d’en assurer la diffusion. Ce sera d’abord le Bulletin Pédagogique de l’Institut d’Études Occitanes, périodique destiné aux enseignants qui propose tout autant des informations pratiques pour la mise en place de séquence d’enseignement en rapport avec la langue et la culture occitanes que des réflexions de fond sur la pédagogie et les buts de cet enseignement occitan. Outre l’équipe de militants enseignants de l’origine, le Bulletin ouvre ses colonnes à des personnalités comme le spécialiste de la psychologie de l’enfant qu’est Philipe Malrieu. Après la création de cet ambitieux Bulletin, toujours sous l’impulsion de Lafont et Castan, est officiellement créée la Section Pédagogique de l’IEO qui outre son rôle de publication du Bulletin, va se lancer dans l’édition scolaire et surtout la mise en place de stages pédagogiques qui ont su trouver un public fidèle, occitan mais aussi catalan, breton ou basque, et susciter des vocations.

Penseur, théoricien, Robert Lafont est aussi dans l’action et la revendication. Sur le terrain pratique d’abord. Lors de son affectation à Sète, après avoir quitté la préfecture du Gard, Robert Lafont s’emploie à obtenir une autorisation spéciale du recteur pour dispenser des cours d’occitan. À Arles, puis à Nîmes, il persiste dans cet enseignement qu’il poursuit ensuite à l’Université de Montpellier où il finit par rejoindre son maître, Charles Camproux, et participe par ses cours, ses recherches et son engagement militant à faire briller la civilisation et la langue occitane.

À ce moment de la fin des années 1940 et du début des années 1950, il a aussi l’occasion de s’initier à la tactique politique et à la négociation alors que se discute le projet de loi Deixonne. Robert Lafont ne joue pas un rôle essentiel dans l’affaire, celui-ci étant plutôt dévolu à des tacticiens plus expérimentés basés à Paris comme le Breton Léon Toulemont et le Médoquin Pierre-Louis Berthaud, ainsi qu’à Max Rouquette qui l’a précédé jusqu’en 1950 au poste de secrétaire général de l’IEO. Mais, son abondante correspondance avec Girard, Castan, Berthaud, Gracia ou Rouquette en témoigne, Lafont suit attentivement tous ces développements et s’instruit sur les mœurs politiques et les circonvolutions kafkaïennes de l’administration de l’Éducation Nationale.

Il joue ainsi – avec un Breton qui a lui aussi fait en partie ses armes au moment du vote de la loi Deixonne, Armand Keravel – un rôle de premier plan au moment de la longue campagne en faveur de l’élargissement de la loi Deixonne de 1958 à la fin des années 1960. C’est avec Keravel qu’il crée en 1958 le Mouvement Laïque des Cultures Régionales (MLCR) qui réunit les mouvements en faveur de l’enseignement des langues et cultures régionales (Basques, Bretons, Occitans, Catalans, Corses) et qui agit en direction des parlementaires de gauche pour les pousser à présenter de nouveaux projets de lois. Deux ans plus tard, afin de permettre une négociation véritablement unitaire et qui négocie aussi avec le pouvoir en place, il participe à la création du Conseil National de Défense des Langues et Cultures Régionales dans lequel il persuade même le Félibrige de s’engager.

Si le résultat des actions entreprises pour l’élargissement de la loi peuvent paraître bien décevants, ces organismes ont toutefois permis de sceller de véritable liens entre les diverses langues régionales par le biais notamment des stages du MLCR organisés chaque année à Marly-le-Roi et par l’action concertée qu’ont dû mettre sur pied les diverses associations grâce notamment aux dons d’unificateurs de Keravel et Lafont. Opiniâtres et diplomates, ils ont ainsi su créer un véritable front uni qui, s’il n’a pas abouti au vote d’une nouvelle loi, a tout au moins fait en sorte que le ministère ne puisse pas ignorer les langues et cultures régionales et doive même faire des concessions, comme lors de la mise en place – une première – d’une commission mixte au ministère chargée de définir lors de plusieurs réunions, en 1965, les modalités d’enseignement des langues régionales. Robert Lafont pourra ainsi dire qu’entre les années 1960 et 1981, Keravel et lui ont formé le couple le plus connu au ministère de l’Éducation Nationale au sein duquel, inlassablement, véritables Sisyphes modernes, il recommencèrent, vingt années durant, à réexpliquer depuis le début la situation de l’enseignement des langues régionales et leurs revendications à des interlocuteurs chaque fois différents et complètement ignorants de la question.

Toujours porté par un idéal dont l’aboutissement serait la prise de conscience massive par les Occitans de leur occitanité, Lafont sait se montrer pragmatique lorsque cela s’avère nécessaire et accepter des petits pas qui, s’ils ne le satisfont pas profondément, permettent au moins à l’enseignement des langues régionales de se développer quelque peu. Mais les années 1960 sont aussi ces années d’idéalisme, profondément de gauche et régionaliste (jamais nationaliste), pour Robert Lafont qui croit à l’accession au pouvoir, tôt ou tard, de la gauche. Son ouvrage La révolution régionaliste marque profondément la gauche française de l’époque et Lafont se rapproche des diverses tendances pour tenter de faire réaliser son projet : Mendès France, Rocard, Mitterrand, sont approchés. Après l’élection de Mitterrand, la déception sera d’autant plus grande de ne pas voir se réaliser les espoirs fondés durant les années 1960 et 1970 sur l’arrivée au pouvoir de la gauche alors que l’occitanisme, toujours sous l’impulsion de Lafont s’est lancé dans un combat total en faveur d’une réforme importante de la société et d’une rupture à partir de 1968 avec le système universitaire bourgeois tel que pouvait le représenter dans une certaine mesure l’IEO de l’après-guerre.

La fin de cette période de quasi suractivité politique au sein de l’occitanisme (création du COEA en 1962, puis de Lutte Occitane en 1971), marquée par la profonde crise de l’IEO qui se solde par la défaite de la liste « Alternative » de Lafont, est aussi celle d’un passage de la revendication à une nouvelle génération. Même s’il n’est jamais bien loin, Robert Lafont se consacre alors plutôt à son travail d’écrivain et à la recherche.

Même si nous avons laissé de côté sa carrière universitaire, Robert Lafont est pour l’occitanisme et pour la revendication en faveur de l’enseignement de la langue occitane une figure incontournable, un précurseur de la revendication moderne, un théoricien et aussi un homme versé dans l’action politique. Il a, il est vrai, été particulièrement bien entouré au sein de l’IEO et de la Section Pédagogique, par d’autres personnalités tout aussi importantes comme Félix Castan, Pierre Lagarde, Hélène Gracia ou Aimé Serre pour n’en citer que quelques-uns. Il a été tout cela pour l’enseignement de l’occitan et pour donner à cet enseignement une dimension sociétale, mais aussi, plus largement, pour l’enseignement de toutes les langues régionales. Son action au sein du MLCR ou du Conseil National de Défense des Langues et Cultures Régionales avec le tout aussi important Armand Keravel a posé les bases d’une revendication organisée, unitaire, moderne, dont on peut légitimement dire aujourd’hui que la FELCO, et plus largement la FLAREP sont les héritières.

Yan Lespoux


[1L’action occitane, ce n’est pas d’appeler le monde à nous, mais de transformer avec la pensée occitane le monde qui nous entoure.


Portfolio

Robert Lafont dans les années 1980