Étudier des films en classe de langue : pédagogie et droits d’auteurs

 mars 2006

Par Laure Peskine et Babette Arbacette

En 1999 Michel Cieutat posait la question dans les Langues Modernes : « Nos élus daigneront-ils enfin, au début du nouveau millénaire, aborder la question d’une nouvelle législation sur l’utilisation des documents audiovisuels dans le milieu scolaire et universitaire ? » [1] à la suite de quoi il dressait un état des lieux. Si nous dressons un autre état des lieux sept ans plus tard nous nous apercevons que si la législation a effectivement changé, par contre la situation des enseignants, elle, n’est guère plus confortable, et ils se trouvent toujours pris entre leur volonté d’appliquer les programmes et le respect de la loi.

• Nous pouvons lire dans le préambule au programme d’enseignement des langues vivantes en classe de seconde générale et technologique (JO du 10-8-2002 ) :

.. .l’étude de la culture liée à une langue ouvre aussi sur celles d’autres cultures et d’autres langues tout en permettant de se resituer par rapport à la culture française.... elle implique l’apprentissage de compétences méthodologiques nécessaires à l’étude des documents choisis (comment étudier un texte littéraire, un tableau, un film, un document sonore ou une iconographie, un discours politique...).

Dans le programme des classes de troisième des collèges (JO du 30-9-1998) :

... on pourra donner un coup de projecteur sur une région ou une ville à partir de documents de nature diverse (prospectus, photo, affiche, chanson, extrait de roman ou de film de fiction, article de presse extrait de film documentaire, etc.) qui permettront de s’intéresser aux aspects géographique, touristique, historique, économique du lieu tout en répondant à l’objectif d’intégration des divers éléments de la langue.

• Le cinéma est objet d’étude en soi : il y a une option cinéma et audiovisuel au bac, depuis la rentrée 2002, une option études cinématographiques et audiovisuelles a été introduite dans les classes préparatoires littéraires.

• Le cinéma est objet d’étude aux CAPES et agrégation de langues ; par exemple, les films de gangsters à l’agrégation d’anglais. L’épreuve sur dossier peut comporter un extrait de film choisi par le jury dans la filmographie espagnole ou hispano-américaine pour le CAPES d’espagnol et dans la filmographie italienne pour le CAPES d’italien.

De quelles ressources disposent les professeurs de langues vivantes pour initier leurs élèves à la lecture des images cinématographiques ?
Le guide juridique des chefs d’établissements (fiche 22.IV) nous indique que le Ministère et 11 sociétés de gestion collective de droits se sont engagés à négocier « les conditions d’une utilisation pédagogique de l’audiovisuel dans le respect du droit à une rémunération des ayants droit. Et que plus de 400 heures de programmes audiovisuels peuvent désormais être montrées aux élèves, sans autorisation préalable des ayants droit ne soit requise ».
Ces 400 heures de programmes représentent les émissions de France5-Éducation, où les professeurs de langues vivantes trouvent peu de ressources à leur disposition. Il y a aussi les émissions des chaînes étrangères avec lesquelles le Ministère de l’Éducation a négocié des droits, à savoir : la BBC (pour les chaînes BBC world et BBC prime), la chaîne télévision espagnole : RTVE, la chaîne de télévision portugaise RTP Internacional.

Les professeurs utilisent-ils ces ressources ? Les professeurs d’espagnol sont relativement satisfaits. Les professeurs d’anglais pratiquement pas. Pourquoi ? Parce qu’elles ne correspondent pas à leurs besoins et à leurs attentes. Quelques-uns utilisent certains documentaires et les journaux télévisés de BBC World, mais la majorité des professeurs d’anglais ne les trouvent pas adaptés à un usage pédagogique. Ils utilisent aussi quelques publicités. Très peu utilisent BBC Prime parce cette chaîne ne peut être captée que par abonnement assez onéreux, (apparemment peu d’établissements ont un abonnement à BBC Prime), et que de toutes façons ils ne trouvent pas grand chose à exploiter dans les programmes.
Les professeurs souhaiteraient faire étudier une oeuvre cinématographique à leurs élèves. Et des films, il n’y en a pratiquement pas.

• Quelques éditeurs scolaires et une association (l’ADAV) [2] commercialisent des DVD dont les droits sont négociés titre par titre avec les producteurs. Oui mais :
• certains producteurs refusent de négocier les droits ;
• l’achat d’un DVD reste cher (en moyenne 70 euros le DVD) et vu le budget d’un établissement, il n’est pas question à ce prix-là d’en acquérir plus d’un par an et par matière !

Serait-ce donc à dire que les professeurs n’éduquent pas leurs élèves à la lecture des images ? d’un film ? Ils le font mais avec des documents qu’ils choisissent en fonction de la stratégie pédagogique qu’ils veulent mettre en place avec leurs classes. Et alors ?
Reprenons le guide juridique des chefs d’établissements (fiche 22.IV) : il nous indique que des sanctions pénales sont prévues à l’égard des enseignants qui utiliseraient dans le cadre de leur enseignement des émissions ou des films dont les droits n’ont pas été négociés : ces sanctions peuvent aller jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 1 000 000 F d’amende. (2001).
Donc les professeurs qui font étudier des extraits de films à leurs élèves, voire des films entiers sont dans l’illégalité.

De nouveaux accords cadres ont été signés le 27 février 2006 avec effet à partir du 1er janvier 2007 et jusqu’au 31 décembre 2008 voir :
 [3]
Ceux-ci autorisent la représentation dans la classe, aux élèves ou étudiants, de toute oeuvre cinématographique ou audiovisuelle diffusée par un service de communication audiovisuelle hertzien non payant.
Le Ministre de la Culture a rejeté le principe de l’exception pédagogique, contrairement à l’immense majorité des pays européens qui ont fait le choix de soutenir une politique de recherche.
L’état de la programmation audiovisuelle en France étant ce qu’il est, ce n’est pas sur les chaînes hertziennes que les enseignants de langues vivantes, hormis les professeurs d’allemand, trouveront du matériel à exploiter dans leurs cours. Et surtout pas ceux des langues encore peu enseignées mais dont le patrimoine cinématographique est intéressant comme le japonais. Les professeurs d’allemand, eux, peuvent voir une amélioration de la situation puisque les programmes d’Arte en allemand sont diffusés par un service de communication audiovisuelle hertzien non payant. Pour les professeurs d’anglais ces nouveaux accords cadres ne représentent pas de changement de la situation actuelle, ils devront continuer à se contenter de documentaires et de journaux télévisés, les chaînes non payantes ne diffusant que peu d’œuvres cinématographiques.
Les enseignants de langues vivantes ne sont donc pas plus avancés qu’avant mais ils sont maintenant prévenus : le Ministère s’engage à mettre en place dans l’ensemble des établissements relevant de sa tutelle, au moins une fois par an et par établissement, des actions de sensibilisation à la création. La PROCIREP [4] elle-même peut procéder ou faire procéder à des vérifications portant sur la conformité des utilisations d’œuvres au regard des clauses de l’accord en question. Nous comprenons que la surveillance sera forte. Et la répression par la même occasion.

Devant tout cela, les enseignants ne peuvent que constater et se poser des questions. Comment éduquer les élèves au goût et à l’analyse filmique s’ils ne peuvent pas leur montrer des œuvres complètes ? Comment leur apprendre à apprécier une oeuvre ?
De la même façon qu’on apprend à comprendre une oeuvre littéraire et à faire des commentaires d’œuvres littéraires en observant les grands maîtres, et en lisant leurs œuvres dans leur totalité, et ce dès l’école primaire, comment pourrait-on apprendre à comprendre une oeuvre cinématographique si on ne peut pas la montrer en entier dans la salle de classe et en discuter avec les élèves en faisant des pauses et des commentaires avec les images sous les yeux ? Faudrait-il que dans la salle de classe chaque élève disposât de son écran personnel où il visualiserait son DVD qui lui appartiendrait ? Hypothèse absurde bien entendu.
Les professeurs voudraient pouvoir faire étudier une oeuvre cinématographique dans son intégralité, tout comme ils font étudier une oeuvre littéraire dans son intégralité. On ne comprend pas le génie de Leonard De Vinci en montrant et en étudiant seulement le sourcil de la Joconde ! Les enseignants voudraient de l’indépendance, de la flexibilité dans leurs choix.

En quoi lésons nous les distributeurs et les auteurs en faisant de la pédagogie ? C’est de la promotion que nous leur faisons ! Nous formons de futurs spectateurs qui sauront apprécier une oeuvre de qualité. Des moteurs du bouche à oreille culturel. Nous enseignons aux élèves comment regarder un film, nous leur donnons des clés pour en faire une analyse. Ils iront ensuite peut-être acheter le DVD, ou iront au cinéma voir un film du même metteur en scène. Peut-être entraîneront-ils famille et copains. Si l’école n’enseigne pas à apprécier ce qui a une valeur artistique et culturelle les gens ne regarderont plus que des œuvres sans valeur à la télévision. Et ça en sera fini de la qualité, des talents et de la créativité. Que deviendront les vrais talents, les vrais créateurs, les véritables artistes...?

Publié dans le numéro 2/2006 des Langues Modernes

Bibliographie

Du Bon usage de la piraterie, Culture libre, sciences ouvertes, Florent Latrive


[1Pédagogie audiovisuelle et droits d’auteur dans Les Langues Modernes 1999 (n°4)

[2ADAV : Ateliers Diffusion Audiovisuelle : http://www.adav-assoc.com

[4Société des Producteurs de Cinéma et de Télévision