La note du président - N°1/2015 des « Langues Modernes », par Jean-Marc Delagneau

vendredi 27 mars 2015

Cette livraison traditionnelle du premier numéro trimestriel de la revue de l’APLV, Les Langues Modernes, à la fin du premier trimestre, ne me permet plus de vous présenter des vœux en la forme accoutumée. Dans une démarche similaire plus adaptée à la saison, je renouvelle donc à tous les lecteurs, abonnés et adhérents, mon soutien pour accomplir leurs missions quotidiennes dans un environnement très complexe et souvent difficile, laissant de moins en moins de place à la réflexion pédagogique ainsi qu’à la recherche prospective.

Le combat que l’APLV mène pour une politique nationale de l’enseignement des langues vivantes étrangères comme régionales en France demeure un des axes principaux de son action, face aux menaces qui pèsent actuellement en de nombreux points du territoire. Elles concernent aussi bien la pérennité de la diversification linguistique existante que la création de nouveaux enseignements pour étendre ou mettre en place cette diversification, là où elle est encore très réduite, voire absente. Parmi les obstacles majeurs nous rencontrons l’indifférence d’une partie des décideurs aux enjeux linguistiques, l’environnement économique peu favorable à la création d’enseignements avec les postes nécessaires et la vie dure d’un certain nombre de préjugés (langue utile versus langue à objectifs culturels, alors qu’il s’agit des deux facettes indissociables d’une seule langue-culture, ou encore universalité de la langue anglaise lingua franca au détriment des langues nationales). Ces derniers servent à justifier au mieux l’immobilisme, au pire des réformes réduisant l’offre en langues comme la qualité des enseignements ou validations, avec pour objectifs essentiels des économies financières et le transfert de moyens à d’autres secteurs disciplinaires.

Lors de l’audience récente de l’APLV le 15 janvier au cabinet de la Ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, la délégation de l’APLV a renouvelé sa demande de cadrage national à tous les niveaux d’enseignement en signalant et condamnant les dérives constatées dans certaines académies (Rennes, Toulouse ou Montpellier, par exemple) ou certains établissements d’enseignement supérieur en matière de politique linguistique. Les conséquences en seront des fractures et des disparités importantes sur le territoire national ainsi que d’éventuelles entraves à la mobilité des familles ou à la continuité des enseignements de langues. En dépit de la cordialité de l’entretien, le secteur de compétences du représentant du cabinet de la Ministre, essentiellement axé sur l’enseignement primaire, sur l’articulation enseignement primaire-enseignement secondaire et la coordination des directeurs départementaux de l’éducation nationale (DASEN), ne pouvait pas couvrir l’ensemble des problématiques soulevées par l’APLV, en particulier au niveau de l’enseignement secondaire, des politiques rectorales, du baccalauréat, de l’enseignement supérieur et de la formation des maîtres, même s’il nous a assuré qu’il transmettrait nos propos à ses collègues. Comme mentionné dans le compte rendu publié sur notre site internet, le résultat de cette audience sollicitée au niveau politique et non au niveau administratif, malgré la présence d’une représentante de la DGESCO, est donc assez décevant, quand bien même nous avons appris qu’une réflexion était engagée au ministère sur les langues vivantes et qu’une déclaration de la Ministre à ce sujet aurait lieu dans les prochains mois. Vu les enjeux majeurs pour notre pays en articulation avec la connaissance et la pratique par ses citoyens de plusieurs langues vivantes dans tous les domaines, nous pensons désormais que des décisions en la matière doivent être prises au plus haut niveau de l’État et ne pas être simplement déléguées à la déconcentration territoriale ou à l’autonomie des établissements.

Au niveau de l’enseignement supérieur, plusieurs ministères sont d’ailleurs concernés, vu le paysage très diversifié, réparti entre grandes écoles et universités, et cet état de fait confirme aussi la nécessité d’un engagement national. Nous avons ainsi protesté récemment contre des mesures restrictives en matière de diversification linguistique dans les concours d’entrée ou les parcours d’études de plusieurs grandes écoles, dont l’ENA. Suite à la loi de 2007 Libertés et responsabilités des universités (LRU), les universités jouissent désormais d’une très grande autonomie qui les conduit en période de restrictions budgétaires à réduire en priorité l’offre en langues vivantes, d’abord pour les étudiants spécialistes d’autres disciplines ainsi que les recrutements correspondants d’enseignants ou d’enseignants-chercheurs – niant ainsi au passage également dans ce domaine la nécessité d’une articulation recherche-enseignement. Ces suppressions rompent ainsi pour le plus grand nombre d’étudiants le continuum entre enseignement secondaire et enseignement supérieur, alors que de nombreux cursus de classes européennes ou de doubles baccalauréats ont été mis en place dans les dernières décennies, tandis que des cours disciplinaires en langue anglaise tendent à se multiplier, avec pour objectif potentiel de se substituer à plus ou moins long terme aux cours de langues. Mais ces mesures budgétaires restrictives en terme de formations et de postes touchent également toutes les filières pour spécialistes en langues, avec en priorité les langues à faibles effectifs ou rares. L’interview que j’ai donnée récemment au site Educpros à l’occasion du salon Expolangues m’a permis de présenter un tableau rapide de cette situation inquiétante. Je saisis aussi l’occasion de cette référence pour remercier les organisateurs de ce salon et les collègues de l’APLV qui ont permis cette année encore la présence de notre stand et la tenue de notre table ronde lors de cette manifestation.

Le séminaire annuel de la participation française au Conseil Européen des Langues Vivantes (CELV) qui s’est tenu dernièrement au Centre International d’Etudes Pédagogiques (CIEP) à Sèvres a constitué aussi pour l’APLV, que j’ai représentée, une opportunité de signaler en présence de l’Inspection générale des langues vivantes et d’autres représentants institutionnels nationaux comme européens ces dérives françaises en totale contradiction avec les objectifs du Conseil de l’Europe et de la Commission Européenne en matière d’apprentissage des langues vivantes étrangères et régionales. Il devient même paradoxal, pour ne pas dire absurde, que des collègues de tous niveaux d’enseignement et de toutes responsabilités institutionnelles s’investissent dans des programmes européens visant à améliorer les pratiques d’enseignement des langues vivantes et leur diversification, alors que la situation se détériore parallèlement sur le terrain dans notre pays. D’autres travaux semblent parfois refléter une déconnexion des réalités quotidiennes de la plupart des établissements, comme s’ils permettaient à leurs auteurs de se réfugier dans un idéal pédagogique lointain, ou bien encore présentent des études de pratiques monolingues limitées à l’anglais comme représentatives pour l’ensemble des langues vivantes, reflétant ainsi certaines marottes institutionnelles hexagonales, tout en s’inscrivant de facto en porte à faux avec les objectifs initiaux du CELV. Il demeure cependant à l’issue de ce séminaire quelques points positifs pour l’APLV qui s’ajoutent à la convergence des principes et initiatives du CELV avec les nôtres : la prise de conscience par l’Éducation nationale du retard pris par notre pays en matière de langues vivantes, le souhait de l’Inspection générale de voir prendre en considération le problème du continuum enseignement secondaire-enseignement supérieur, en demandant aux administrations des deux structures ministérielles concernées de prendre attache en la matière. Mais les moyens suivront-ils ? Peut-on limiter l’autonomie des universités ?

Dans ce contexte actuel on peut aussi se demander légitimement si les nouvelles épreuves du baccalauréat, thématique de cette nouvelle livraison des Langues Modernes, relèvent encore du premier diplôme de l’enseignement supérieur. Je vous souhaite donc une bonne lecture de ces articles destinés à enrichir la réflexion sur ces épreuves tout en assurant la liaison avec le terrain des établissements, dans la foulée de l’enquête menée dès 2013 par l’APLV, afin d’aboutir à une prise en compte par l’institution des conclusions formulées.