Introduction
Suite à une invitation du ministère adressée à l’APLV, trois de ses représentants [1] se sont rendus rue de Grenelle le jeudi 30 janvier 2025 pour une entrevue concernant le projet de nouveaux programmes. Nous avons été accueillis par une délégation dont faisaient partie François Vandenbrouck, sous-directeur de l’innovation, de la formation et des ressources à la DGESCO, Isabelle Leguy, IGÉSR d’anglais et doyenne du groupe spécialisé langues vivantes, Fabienne Paulin-Moulard, IGÉSR d’allemand et ancienne doyenne du même groupe, chargées du pilotage des programmes de langues vivantes.
C’est par une lettre de saisine en date du 13 mars 2024 que la ministre de l’Éducation Nationale alors aux commandes a demandé au Conseil supérieur des programmes (CSP) de réviser les programmes de langues vivantes étrangères et régionales de la sixième à la terminale, pour une entrée en vigueur à partir de la rentrée 2025. Cette révision des programmes s’inscrit dans la série de mesures prises en 2022 pour faire évoluer l’enseignement des langues vivantes [2] et des réformes du « choc des savoirs » lancées par Gabriel Attal du temps où il fut ministre de l’Éducation nationale (2023-2024).
Je souhaiterais dans un premier temps préciser les modalités d’application des programmes. J’aborderai ensuite le rôle attribué à ces programmes et les principales modifications qu’ils introduisent. Puis, je souhaiterais reprendre quelques commentaires, réserves ou critiques que les membres de l’APLV ont pu formuler lors de cette entrevue mais aussi dans les réponses à la consultation publique qui a été effectuée à partir du mois de décembre 2024 [3].
Modalités d’application
Nos interlocutrices ont précisé quelles étaient les applications pratiques des programmes, ainsi que leur raison d’être. Les textes entreront en vigueur ont-elles précisé, en sixième, seconde, première et terminale dès la rentrée 2025, et pour les autres niveaux d’enseignement à la rentrée 2026. Le CSP ayant travaillé très tôt en amont avec les éditeurs, les professeurs devraient pouvoir prendre appui sur des outils adaptés assez rapidement. Elles ont rappelé que d’une part toutes les langues enseignées ne disposent pas nécessairement de manuels scolaires et d’autre part, qu’un certain nombre d’objets d’études sont des héritages des programmes précédents. Il est tout à fait possible de continuer à les étudier en prenant en compte les indications des nouveaux programmes concernant leur mise à jour lorsqu’il y en a.
Selon les classes, cinq à six axes sont définis. Ils doivent être tous étudiés. À l’intérieur de ces axes, trois ou quatre objets d’étude sont proposés selon les langues. Au cours de chaque année scolaire, trois séquences de cours au moins devront correspondre aux objets d’étude mentionnés, les autres séquences étant laissées à l’entière initiative des professeurs. Les suggestions d’objets d’étude qui figurent dans les programmes ne sont que des exemples. Les espaces de liberté laissés aux professeurs existent bel et bien et permettent une adaptation à chaque contexte.
Rôle des programmes et principales modifications
Il est ressorti clairement au fil des échanges que les programmes sont conçus du point de vue de leurs concepteurs comme un guide et une aide pour les professeurs. Ils ont été élaborés pour répondre aux besoins constatés pour l’ensemble des langues enseignées en France. Ce qui explique le préambule commun pour toutes les langues, mais aussi au collège et au lycée. En effet, il s’agit bien dans le cadre du « choc des savoirs » de cibler une performance accrue quant à la maîtrise des langues vivantes chez les élèves.
Conformément à l’intuition de Durkheim, aux travaux de Forquin et du CNESCO, la transformation pédagogique introduite par ce texte est à la fois le résultat et le signe d’un changement social (Durkheim, 1938 ; Forquin, 2008 ; Mons, Chesné, El Yafi & Coudroy, 2019). En 2025, la transformation sociale à l’œuvre sur fond de mondialisation et de globalisation attribue un rôle spécifique aux langues vivantes. On trouve ainsi sur le site du ministère la déclaration suivante : « L’apprentissage des langues tient une place fondamentale dans la construction de la citoyenneté, dans l’enrichissement de la personnalité et dans l’ouverture au monde. Il favorise également l’employabilité des jeunes en France et à l’étranger » (https://www.education.gouv.fr/les-langues-vivantes-etrangeres-et-regionales-11249). On ne sera dès lors pas surpris par la redéfinition des objectifs généraux qui place en tête de liste « la formation du citoyen éclairé », là où apparaissait dans les programmes plus anciens une priorité donnée à la langue. On ne le sera pas davantage par l’apparition du troisième objectif qui présente la langue comme « une fenêtre ouverte sur les autres et le monde ». Non que cette dimension ait été absente des textes antérieurs. Simplement, elle est devenue une priorité majeure.
Mais ce projet de programmes (à l’heure où j’écris) n’est pas uniquement conçu pour définir comme il est censé le faire « les connaissances essentielles, les compétences et les méthodes que les élèves doivent acquérir ». Il a aussi pour but d’agir sur les pratiques enseignantes en corrigeant ce qui selon les décideurs constitue des dérives, en levant les verrous qui en limiteraient l’efficacité, en donnant des outils concrets pour stimuler, mesurer et afficher les progrès souhaités, qui soient formulés de manière à être plus accessibles au grand public. On notera d’ailleurs que la consultation suite à l’écriture des programmes a été ouverte non seulement aux professeurs de langues mais peu ou prou à qui souhaitait s’exprimer.
En résumé, les inspectrices générales identifient trois obstacles majeurs entravant les progrès des élèves : la difficulté pour les professeurs de définir des objectifs annuels (alors que les programmes précédents fixaient des objectifs pour des cycles de plusieurs années), le « piétinement » dans les apprentissages et « la lassitude des élèves ».
Les objectifs visés sont donc dorénavant fixés pour chaque année, à partir des descripteurs du CECRL (2001) et de son volume complémentaire (2021). Ils sont déclinés, ce qui est nouveau, selon une double entrée, LVA et LVB, dès la sixième, à laquelle s’ajoute la LVC à partir de la classe de seconde. Les niveaux ciblés donnent lieu à des déclinaisons très précises, à la fois pour les activités langagières et pour les outils linguistiques qui se trouvent réintroduits avec méthode dans les programmes, après en avoir disparu pendant plusieurs décennies, en tout cas sous cette forme. On notera que le traitement de la LVC a été conçu pour prendre en compte les difficultés rencontrées par les élèves dans l’apprentissage des langues n’utilisant pas l’alphabet latin.
Les activités langagières (AL) sont regroupées de manière volontairement synthétique autour des activités de réception, d’expression, d’interaction et de médiation, selon ce que l’élève sait faire et ce qu’il peut mobiliser. Le classement des outils linguistiques est un indicateur de la priorité faite à l’oral, la phonologie et l’intonation venant en tête, avant le vocabulaire puis la grammaire. Ce mode de présentation par répartition annuelle est également subordonné à l’attribution de niveaux du CECRL
Quelques-unes de nos réserves et critiques
À la suite de cette présentation, au nom de l’APLV, nous avons fait quelques remarques positives, mais aussi émis plusieurs réserves et critiques. Elles portent sur la place de l’épanouissement personnel des élèves, sur les entrées culturelles (les axes), sur la formation des professeurs et sur le traitement des activités langagières, ainsi que sur l’enseignabilité de la phonologie et de l’intonation.
La préoccupation pour l’épanouissement personnel des élèves se manifeste à travers la place faite à la créativité et aux arts, à l’échelle des supports et des projets. Mais ne devrait-elle pas d’abord apparaître dès les objectifs généraux, en toute première place ? Car le bien-être, le sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 1997, 2003) et de confiance en soi, la capacité à prendre position de manière argumentée sont des priorités absolues dans l’éducation de la jeunesse.
L’APLV se félicite que l’approche actionnelle et les entrées culturelles soient maintenues. Les inspectrices générales soulignent la volonté d’accorder de l’importance en premier lieu au parcours d’apprentissage, ce qui conduit à la disparition du terme de « tâche finale » au profit de celui de projet. Les thématiques culturelles portent désormais un seul nom de la sixième à la terminale, celui d’axe, ce qui est un élément de lisibilité appréciable. Ces thématiques/axes sont des reprises au moins en partie des points traités dans les programmes antérieurs et ne sont donc pas entièrement nouveaux. Mais selon les langues, des manques, des redites ont pu être constatés. Il conviendrait d’y remédier.
Les inspectrices ont répondu en soulignant le fait qu’elles ont jugé inutile de renforcer les stéréotypes inhérents à la ritualisation de certaines thématiques. Elles ont en outre souhaité éviter que les mêmes sujets soient traités à plusieurs reprises au cours de la scolarité des élèves. Enfin, s’il y a bien des reprises, selon nos interlocutrices, ce ne sont pas des reprises à l’identique. Elles s’intègrent dans un principe de progression spiralaire qui, selon nous, gagnerait à être explicité.
Cette conception des programmes met en question leur fonction réelle. Est-ce bien le rôle d’un programme scolaire définissant les savoirs à acquérir par les élèves de mettre à jour les savoirs et de servir de guide aux professeurs ? N’est-ce pas surtout la fonction de la formation tout au long de la vie professionnelle qui devrait au premier chef prendre en charge cette fonction ? La complexification des attendus rend en effet plus que nécessaire une formation interlangue réunissant les professeurs de langues vivantes et de français d’un même établissement, d’un même bassin, afin d’accompagner au mieux les élèves dans leur apprentissage des langues tout au long de leur scolarité.
La question du traitement des activités langagières nous a aussi interrogés. Pour chaque type d’AL, il nous semble important que les stratégies propres à l’oral et à l’écrit soient clairement énoncées et distinguées de celles qui sont communes à ces deux canaux de communication. Nous avons aussi attiré l’attention sur le nombre de descripteurs dont la démultiplication est susceptible d’entraîner une perte de vue des niveaux visés dans leur globalité, ce qui constituerait une perte de sens.
Notre critique a aussi porté sur la phonologie et l’intonation. Il nous semble que fractionner l’apprentissage phonologique, alors que la prise de parole implique la mobilisation de l’ensemble des phénomènes, est un exercice arbitraire. À moins d’indiquer clairement qu’en parallèle de l’étude d’un point spécifique, la pratique de l’ensemble des phénomènes phonologiques doit se faire lors des prises de parole. Nous n’avons pas abordé la démarche de l’étude linguistique, inductive ou déductive, en langue cible ou en français. Il faudra probablement attendre les accompagnements des programmes pour davantage de précisions.
Conclusion
La réception du projet de programme par ceux qui devront les mettre en œuvre, les professeurs de langues vivantes, a suscité de nombreuses réactions. D’entrée de jeu, l’accueil a été critique, peut-être par habitude, peut-être aussi par lassitude face aux nombreuses réformes non évaluées, dont la succession rapide est vécue par les professeurs comme une remise en cause de leurs compétences professionnelles. Nombreux sont les enseignants qui ont exprimé des émotions négatives d’inquiétude et d’angoisse (Quéré, 2021, 2023), suite notamment à une interprétation erronée du nombre d’objets d’études annuel. La mise en place d’une nouvelle réforme à marche forcée est aussi source d’inquiétude.
On assiste me semble-t-il à une crise de la confiance (Deutsch, 1958 ; Rouban, 2020), de la part des professeurs face à l’administration centrale, et de la part de l’institution qui ne ménage guère ses professeurs. Or, la confiance est indispensable pour faire société (Ogien et Quéré, 2006 ; Senik, 2020). Cependant, ces projets de programmes, certes améliorables, ont l’intérêt d’offrir un cadrage annuel qui se veut clair et rigoureux, tout en respectant la liberté pédagogique des professeurs, ce qui est indispensable pour l’incontournable prise en compte des réalités contextuelles. Adossés au CECRL et à son volume complémentaire, les projets de programme n’introduisent pas de modifications révolutionnaires, mais ils gagneraient à être plus explicites quant à leurs principes organisateurs, que leurs auteurs ont voulu pragmatiques et fonctionnels dans le cadre d’une commande politique qui impose un rythme de travail pour le moins soutenu.
Références bibliographiques
Cnam & Cnesco. (À paraître). Conférence de consensus. Nouveaux savoirs et nouvelles compétences des jeunes. Quelle construction dans et hors de l’école ? www.cnesco.fr.
Conseil de l’Europe. (2001). Un cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer. Didier.
Conseil de l’Europe. (2021). Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer. Volume complémentaire. https://rm.coe.int/cadre-europeen-commun-de-reference-pour-les-langues-apprendre-enseigne/1680a4e270.
Deutsch, M. (1958). Trust and Suspicion. Journal of Conflict Resolution, 2, 265-279. http://dx.doi.org/10.1177/002200275800200401.
Mons, N., Chesné, J.-F., El Yafi, S. & Coudroy, T. (2019). Langues vivantes étrangères : Comment l’école peut-elle mieux accompagner les élèves ? Dossier de synthèse. Cnesco.
Durkheim, É. (1938). L’évolution pédagogique en France. PUF.
Forquin, J-C. (2008). Sociologie du curriculum. PUR.
Ogien, A. & Quéré, L. (Dir.). (2006). Les moments de la confiance : Connaissance, affects et engagements. Economica. Études sociologiques.
Quéré, L. (2021). La Fabrique des émotions. Presses universitaires de France.
Quéré, L. (2023). Il n’y a pas de cerveau des émotions. PUF.
Rouban, L. (2021). La crise de confiance ou la recherche d’une nouvelle efficacité de l’action publique.
L’ENA hors les murs, N° 508(7), 20-24. https://doi.org/10.3917/ehlm.508.0020.
Senik, C. (2020). Crises de confiance ? https://doi.org/10.3917/dec.senik.2020.01.