« Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée » - un compte rendu de l’interview de Claude Hagège (Lexpress.fr du 28/03/2012) par Pierre Frath

mercredi 9 mai 2012

Interview de Claude Hagège par Michel Feltin-Palas (de l’Express), publié sur le site de l’Express, le 28/03/2012.


Cette interview a été faite à l’occasion de la parution du dernier livre de Claude Hagège Contre la pensée unique, publié chez Odile Jacob (2012). On y retrouve avec intérêt les grands thèmes avancés par le linguiste contre la domination de l’anglais, et avec lesquels l’APLV est en gros d’accord. Je vais en reprendre certains, y ajoutant quelques réflexions personnelles.

L’anglais véhicule, selon Hagège, une pensée néo-libérale dangereuse car axée uniquement sur le profit. Disons cependant, à la décharge de l’anglais, que c’est aussi le cas de beaucoup d’autres langues. Il est vrai que le monde anglo-saxon a produit et imposé un laisser-faire économique tout à fait discutable, mais il faut aussi admettre qu’il a été repris et développé dans la plupart des pays. Le néo-libéralisme est une idéologie, celle des classes dominantes, et elles utilisent effectivement l’anglais pour l’imposer. Mais la production intellectuelle anglophone n’est pas limitée aux excès du néo-libéralisme. Elle est très riche et très diversifiée, et suscite un intérêt fort légitime.

L’influence anglo-saxonne se développe considérablement depuis quelques décennies, mais trop souvent au détriment d’autres traditions intellectuelles, tout aussi valables et souvent meilleures. Nous risquons effectivement de créer un monde où régnerait ce que Claude Hagège appelle « la pensée unique ».
Par quel mécanisme ? Claude Hagège rappelle à juste titre que ce sont toujours les élites qui ont creusé la tombe des langues locales, à commencer par le celte gaulois, abandonné au profit du latin par les élites gauloises en l’espace de trois générations. C’est de la même manière que les langues régionales ont disparu dans notre pays [1] et que se déroule sous nos yeux en maints endroits du globe (souvent d’ailleurs au profit du français) une destruction accélérée des langues locales.Le mécanisme est universel : les élites adoptent une langue dominante pour se distinguer du vulgum pecus et pour s’assurer un avantage économique et culturel, puis elles cherchent à mettre leurs enfants dans des écoles où cette langue est utilisée pour l’enseignement. Lorsque s’impose l’idée que sans cette langue aucune réussite professionnelle n’est possible, elle devient désirable pour les classes populaires également et la pression devient irrésistible pour la généraliser. (C’est dans cette phase que nous sommes depuis quelques décennies.) La langue locale se ringardise alors et son usage se restreint à la sphère privée et à des domaines folkloriques de la vie économique et culturelle.

D’ailleurs, la folklorisation de notre culture semble en bonne voie. Dans les publicités à la télévision, tout ce qui est technologique et « moderne » est en anglais, avec une musique anglo-saxonne et des slogans en anglais ; les publicités pour le camembert restent en français sur fond d’accordéon. Le luxe semble emprunter une voie intermédiaire franco-anglaise (« Very irrésistible »), sans doute parce qu’il reste encore fortement lié à une certaine image de la France. Et que penser de l’attribution du label « Patrimoine de l’humanité » à notre gastronomie ? Il semble bien que nous ayons commencé à nous arc-bouter sur nos spécificités. Si nous persistons dans cette voie, c’en sera bientôt fini de l’universalité de la langue française et de la culture qu’elle véhicule.

C’est dans le cadre de cette entreprise bourdieusienne de domination qu’il faut comprendre l’anglicisation galopante de la société, et non dans le discours pragmatique habituellement affiché. On n’anglicise pas le pays pour d’illusoires avantages pratiques. Il a été montré que les entreprises qui adoptent l’anglais sans raison, c’est-à-dire dans leur communication franco-française, découragent le personnel qui ne maîtrise pas la langue anglaise et assèchent sa créativité. On ne le fait pas non plus pour favoriser la communication entre les peuples : un anglais d’aéroport ne permet pas de découvrir une culture étrangère au-delà du cliché. Au contraire, on peut même dire que l’anglais comme lingua franca a détourné la jeunesse de s’intéresser à la diversité du monde. Les départements de langues et cultures étrangères dans les universités du monde entier sont en train de se réduire à peau de chagrin, voire de fermer. Un peu d’anglais suffira bien, pense-t-on. Paradoxalement, les départements d’anglais ne sont pas épargnés. Mon université accueillait naguère plus de sept cents étudiants en première année d’anglais ; ils sont moins de deux cents à l’heure actuelle. Et sans spécialistes pour nous ouvrir sur la richesse culturelle des autres, nous finirons par adopter une sous-culture anglo-saxonne qui n’intéressera personne. C’est d’ailleurs déjà le cas dans la chanson populaire. Le succès de l’émission « The voice » signifie que pour une fraction importante de la population, bien chanter, c’est imiter les chanteurs américains. Le plus frappant c’est que cela se passe sans réaction aucune au niveau des média, des intellectuels et des politiques. Cela augure mal de ce qui arrivera lorsque qu’émergeront les premières écoles en anglais sous la pression de l’élite.

Cet abandon est difficile à comprendre. C’est que les Français, étant habitués à ce que ce soient les autres qui apprennent leur langue, ne perçoivent pas le danger. Claude Hagège rappelle à jute titre que, paradoxalement, ce sont les non-natifs, et notamment les immigrés, qui sont les meilleurs défenseurs du français. C’est qu’ayant fait l’expérience douloureuse de la perte de leur langue, ils ne veulent pas que leurs enfants subissent le même sort avec le français, dans une génération ou deux.
Claude Hagège a raison de rappeler qu’imposer sa langue, c’est imposer sa pensée. La France a diffusé sa culture pendant des siècles grâce à la suprématie de sa langue. Elle peut, et doit continuer de le faire, non seulement pour le bien-être de ses natifs, mais aussi pour continuer de mettre à disposition des autres peuples une alternative reconnue et respectée. D’ailleurs nos amis anglophones le savent bien, et voient notre renoncement avec tristesse et agacement. Il ne faut pas non plus oublier la Francophonie et les innombrables francophiles dans le monde entier, vis-à-vis desquels nous avons des obligations. Pour Abdou Diouf, le Président de la Francophonie,(Le Monde du 20 mars 2010),
« Les Français doivent faire l’effort de se penser dans un ensemble linguistique dynamique et créateur de diversité culturelle. À la tête de l’organisation de la francophonie depuis quatre ans, je ne parviens toujours pas à m’expliquer, ni à expliquer aux francophones militants qui vivent sur d’autres rivages, le désamour des Français pour la francophonie. Désamour, désintérêt, méconnaissance ? »

Mais il n’est pas trop tard pour réagir et il reste de bonnes cartes à jouer. Des pans entiers de la culture restent extrêmement créatifs, et l’anglicisation exclusive des publications scientifiques, suicidaire, pourrait être contrôlée assez facilement (voir mon article « L’enseignement et la recherche doivent continuer de se faire en français dans les universités francophones »). Il faut aussi aider les autres peuples à trouver ou retrouver confiance en eux-mêmes afin qu’ils continuent de faire vivre leurs langues et leurs cultures, ce qui aura pour conséquence bénéfique un nouvel intérêt pour les langues étrangères et le plurilinguisme.


[1Frédéric Hoffet décrit très bien l’abandon de l’alsacien par la bourgeoisie locale dans son livre Psychanalyse de l’Alsace (1951).