« Partager sa matière sous d’autres formes » : le partenariat APLV-MC93

par Jean-Luc Breton, Lycée Racine, Paris
lundi 17 juin 2013

Dans le cadre du partenariat que l’APLV a mis en place avec la Maison de la Culture de Bobigny, une de mes collègues et moi-même avons inscrit trois classes de 1re et de terminale dans le cadre de l’enseignement de littérature (dans notre cas anglophone) en langue étrangère. La MC93 proposait cette année un abonnement pour trois spectacles à 27,00€, abonnement qui comprenait aussi de nombreux bonus, à savoir d’abord une visite guidée des coulisses et des ateliers, et ensuite, pour chaque représentation choisie, une intervention au lycée d’une personne appartenant à l’un des corps de métier de la scène (Sorour Kasmai, assistante, guide et traductrice de Lev Dodine ; Thierry Bosc, comédien  [1] ; Dorothea Kaiser, responsable de la production ; Chantal de la Coste, metteur en scène).

La programmation de la MC93 proposait cette année deux pièces britanniques (La Tempête de Shakespeare, et Judith de Howard Barker), Fin de partie, écrite en français par l’irlandais Beckett (et traduite en anglais par l’auteur) ainsi que l’adaptation, jouée en anglais, du Maître et Marguerite par la troupe du Théâtre de Complicité, de Londres. Ma classe de terminale a aussi inclus dans son abonnement la mise en scène des Trois Sœurs en russe par Lev Dodine, du théâtre Malý de Saint Petersbourg.

Autour des deux pièces anglaises et de Fin de partie, j’ai proposé à mon groupe de 1re une réflexion sur la traduction, en analysant le travail de Beckett traducteur de lui-même et les traductions disponibles de Shakespeare, et en demandant aux élèves de s’improviser traducteurs de Howard Barker, exercice passionnant puisque l’écrivain britannique joue sur les niveaux de langue, ses personnages passant de la vulgarité la plus crue aux discours de propagande idéologique les plus pédants. En terminale, nous avons travaillé sur la représentation de la monstruosité (Caliban, le Hamm de Fin de partie, et Judith, qui accomplit le meurtre sanguinaire d’Holopherne), et les textes de cette séquence ont trouvé pour beaucoup d’élèves de la classe leur chemin vers les différentes thématiques du baccalauréat. J’avais résolument pris le parti de ne pas inscrire mes séquences de l’année directement dans le cadre des thématiques du programme. Nous avons donc travaillé successivement sur le roman policier, puis sur la monstruosité. En fin d’année, j’ai demandé aux élèves de constituer leurs parcours d’étude personnels, et les textes étudiés ont tout naturellement trouvé leur place dans l’une ou l’autre des thématiques officielles.

Ce qu’une élève, Nil, décrit comme partager la matière sous d’autres formes, expression que j’ai utilisée comme titre, c’est l’établissement d’un lien, tout à fait bienvenu à mon sens, entre la littérature enseignée et des artistes qui l’ont eux aussi lue et se la sont appropriée. De fait, avoir lu et travaillé un extrait, voire l’intégralité, d’une pièce avant de la voir sur scène est motivant et permet de se trouver en situation de spectateur éclairé, capable d’une appréciation critique légitimée par une culture personnelle (Cela m’a permis de retrouver des dialogues que je connaissais et de me situer dans l’œuvre (Nellie) ; Nous pouvions […] comparer les deux textes : l’original (en anglais), puis sur scène (en français) (Julie)). Cela est d’autant plus important que certains des élèves n’ont pas une pratique régulière du théâtre (Ce ne sont pas des sorties que l’on ferait spontanément (Pauline) ; Je n’ai pas souvent l’occasion d’y aller, ou quand j’ai du temps libre ce n’est pas la première chose à laquelle je pense (Mélissa)) ou voient des spectacles moins originaux (Jean-Baptiste) ou audacieux (Nil) que ceux de la MC93. Une élève signale que, malgré son appréhension pour les surtitrages, finalement cela n’était pas très perturbant pour la compréhension du jeu des acteurs (Sarah).

La sélection de cette année nous a permis de voir des pièces où les metteurs en scène privilégiaient le texte (Bernard Lévy pour Fin de partie et Chantal de la Coste avec Judith), un happening échevelé et foisonnant, qui utilisait le texte comme un prétexte (La Tempête par le Teatro Praga de Lisbonne, une pièce qui a laissé les élèves perplexes (Alice) ; J’ai trouvé que la troupe a voulu en faire trop, nous montrer trop de choses à la fois et j’aurais préféré qu’elle joue réellement la pièce de Shakespeare (Ondine)) et deux mises en scènes où le texte était servi par des effets spéciaux spectaculaires (’Le maître et Marguerite’ m’a beaucoup marquée (Alice) ; Les moments que j’ai particulièrement appréciés sont ceux qui me paraissaient inadaptables à une représentation théâtrale (Adèle)).

Les rencontres avec des professionnels de la scène et les responsables de la communication de la MC93, Caroline Simonin, puis Anne-Sophie Avice, ont aussi été des moments importants pour les élèves, des intrusions dans ce qu’une élève nomme l’envers d’une pièce (Nil) : La rencontre avec les intervenants nous a également permis de comprendre toutes les facettes de la pièce, les intentions du metteur en scène et la complexité du jeu de l’acteur (Myrtho) ; Dorothea Kaiser nous a bien expliqué les contraintes du métier de traducteur (Ondine) J’ai découvert que d’un metteur en scène à l’autre, la pièce et l’atmosphère de la pièce prenaient une dimension complètement différente (Pauline) ; Thierry Bosc nous a appris qu’être comédien ce n’est pas seulement jouer une pièce, mais c’est aussi comprendre le texte, réinterpréter ce que l’on pensait déjà savoir (Loula).

Pour conclure sur une note personnelle, en écho avec ce que dit Loula, les deux heures passées avec Thierry Bosc ont été deux heures de pur éblouissement, aux côtés d’un comédien qui connaît les pièces de Beckett sur le bout du doigt, à tel point qu’il passe sans qu’on s’en aperçoive a priori d’une anecdote de scène à la récitation d’un échange entre deux personnages de Fin de partie ou d’En attendant Godot. L’entendre témoigner que chaque soir, pendant qu’il écoute son partenaire, il réfléchit au texte et y découvre de nouvelles profondeurs insoupçonnées, et que chaque représentation s’enrichit de cette nouvelle étude, se rendre compte de cette modestie du spécialiste devant un texte qu’il connaît par cœur mais découvre encore, ce fut une leçon exemplaire pour les élèves comme pour leurs enseignants.

Anne-Sophie Avice, avec la disponibilité généreuse qui a caractérisé tous nos échanges, nous a proposé de préparer avec ma collègue et moi-même la saison prochaine. Cette collaboration est ouverte à tous les membres de l’APLV d’Ile de France et des départements proches.


---M