« Il y a 26 ans dans Les Langues Modernes : la ville dans tous ses états », par Francis Wallet

lundi 30 septembre 2013

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Le dernier numéro des Langues Modernes consacré à la ville date, sauf erreur, de 1987. On y trouve des études de quelques grandes villes (Edimbourg, Glasgow, Mexico, Liverpool, Barcelone, Pittsburgh, Sao Paulo) qui méritent d’être relues mais je voudrais insister sur l’introduction dans laquelle Annie Serre explique quels sont les objectifs de l’étude d’une ville étrangère en cours de langue. Notre collègue distingue une dimension éducative et une dimension formatrice qui, me semble-t-il, peut être rappelée ici.
Voici ce qu’elle écrit à ce sujet :

« Qu’on m’autorise une lapalissade, pourtant lourde de conséquences. Qu’est-ce qu’une ville ? C’est un espace sans cesse construit et détruit (mais pas n’importe comment) par des hommes (mais lesquels ? ), pour des hommes (même question) et doté de fonctions particulières (habiter, communiquer, travailler, etc.). C’est le produit sans cesse changeant d’une lutte d’influences. Or, G. Zarate le constate, les leçons présentées dans les manuels de langues vivantes ont souvent la ville pour décor. Pour DÉCOR : là est le problème. Un décor planté par qui ? Dans quel but ? Pour quelle raison ? Pourquoi ce décor et pas un autre ? Il y a mystification à vouloir présenter un décor urbain comme figé, neutre, à la limite transparent, sans incidence sur les comportements des habitants ou sur lequel ils n’ont pas prise. On peut observer et recenser, dans une ville, un certain nombre de traits physiques, de phénomènes, de comportements. Or, dans une ville, moins qu’ailleurs, rien n’est le fruit du hasard. Tout est « signe », renvoie à une « dimension cachée » de l’espace, regorge d’indices. Il est possible de faire comprendre cela aux élèves à l’aide d’un exemple extrêmement simple et concret, un élément bien anodin de l’espace urbain parisien, les sièges-baquets du métro, qui ont remplacé les bancs à l’ancienne. Raisons fonctionnelles (c’est plus facile à entretenir), esthétiques, certes, mais aussi « sociales » : l’espacement entre les sièges n’est-il pas censé dissuader les clochards d’y élire domicile ? Infime manœuvre faisant partie d’un ensemble plus vaste, sur lequel il y aurait beaucoup à dire, à savoir la campagne pour « Paris, ville propre » ? Le cours de langue peut être le moment où l’on fait pressentir à l’élève que derrière les traces de surface (ce que l’on peut observer, qu’on appelle « l’actuel », le « sensible », le « concret », le « donné immédiat ») se dissimulent une intention, une cohérence, une idéologie, une doctrine philosophique. Cela s’applique à des objets courants (les sièges-baquets) mais aussi à des ensembles architecturaux tout entiers derrière lesquels se dissimulent - tout en affleurant - de grands principes politiques. Tel est le cas, si pertinemment signalé par Jean-Jacques Sadoux dans ce numéro, du plan quadrillé des villes américaines. Sur une carte de la ville de Washington, aux États-Unis, on peut se contenter de faire observer aux élèves que la Maison-Blanche est ici, et le Congrès là, plus loin. On peut les encourager à décrypter le sens caché de cette disposition : la Maison-Blanche, siège du pouvoir exécutif, n’est pas placée sur le même axe que le Congrès, siège du pouvoir législatif. Ne serait-ce pas une intention délibérée, de la part de l’architecte et de ses commanditaires, d’inscrire dans le paysage le principe de la séparation des pouvoirs ? On peut pousser le déchiffrement encore plus loin. Le Congrès est bâti sur une colline (Capitol Hill). N’est-ce pas le signe de l’importance supérieure attribuée par les Pères Fondateurs de l’Amérique au pouvoir législatif ? De la même façon, on peut se borner à constater le phénomène de croissance démographique galopante de Mexico. On peut aussi - et c’est mieux - en chercher les causes : progrès de la médecine, exode rural, attitude différente de « la nôtre » face à la vie et à la mort (elle-même résultante de facteurs religieux, historiques, etc.) ;
Pour se livrer à de telles lectures, il faut être en possession d’un certain nombre d’informations, mais cela ne suffit pas. Il faut établir des relations (de cause à conséquence, de contraste...), enchaîner les faits, aller du particulier au général si l’on veut que les élèves, dans la mesure du possible, « s’approprient » la ville, qu’elle fasse sens pour eux. Autrement dit, il faut, selon l’expression de D. Van Zundert, leur "apprendre à regarder". Apprendre où, sinon en classe de langue ? »
C’était dans Les Langues Modernes n° 3/4, 1987.