Lettre ouverte du Président de l’APLV au Nouvel Observateur en réponse à l’article paru le 25 octobre 2007

titre de l’article : « L’europe impose pourtant un niveau en langues à l’école : My English is poor ! »
vendredi 9 novembre 2007
 Sylvestre VANUXEM

Mesdames,

J’ai hésité un temps avant de prendre le clavier pour répondre à votre article intitulé « My English is poor » paru dans le Nouvel Observateur n° 2242, car dans la série « Les français et les langues (ou plutôt, l’anglais) : tous incompétents, surtout les profs » le vôtre n’est pas le premier, ni sans doute le dernier. J’ai maintes fois eu l’occasion d’exposer les arguments que je vais reprendre ici.

Toutefois, les associations de professeurs de langues, et en premier lieu l’APLV qui rassemble des professeurs de toutes les langues, dont l’anglais (j’enseigne moi-même cette langue) n’ayant pas été sollicitées pour la préparation de votre article, je pense qu’il est important que leur point de vue soit exprimé afin d’éviter la caricature qui consisterait à opposer « l’anglais de la Sorbonne » (forcément obsolète et ringard, si tant est qu’il existe) dispensé à l’école pour reprendre les termes d’un ouvrage humoristique récemment paru, et le « Wall Street English » (forcément moderne et efficace, si tant est qu’il existe…)

Je rappellerai tout d’abord que cette focalisation sur l’incapacité des français à maîtriser la langue anglaise peut faire oublier une réalité plus positive. C’est effet en France que l’on enseigne la plus grande variété de langues étrangères à l’école et que tous les élèves doivent apprendre au moins deux langues au cours de leur scolarité. S’il y a encore de grands progrès à faire en matière de diversification, bien des pays sont à la traîne lorsqu’il s’agit de proposer ne serait-ce qu’une langue vivante dans le cursus d’apprentissage.

D’autre part, puisqu’il est question d’Europe, l’égalité entre les états membres en est un principe constitutif. Or, en partant du principe que seul l’anglais compte, toute égalité disparaît car dans les chiffres que vous citez, les anglophones ne sont bien entendu pas pris en compte et, s’ils l’étaient en considérant leurs compétences dans les autres langues de l’Union Européenne, ils feraient peut-être figure de mauvais élèves.

Au-delà des arguments philosophiques et politiques qui ne convainquent pas tout le monde, il y a aussi des raisons économiques à se détourner du « tout anglais » ainsi que le montrait un rapport du Haut Comité d’Évaluation de l’École il y a deux ans. La crispation sur l’emploi systématique de l’anglais donne non seulement un avantage aux anglophones dans toute négociation, mais elle permet aux pays où l’anglais est langue officielle d’engranger des profits considérables en fournissant de la formation aux autres.

Il n’est pourtant pas question pour moi de détourner l’attention de ce qui constitue le thème principal de votre article : l’incapacité de l’école française à enseigner l’anglais avec de bons résultats, même si les arguments que je vais développer sont valables pour l’enseignement de toutes les langues en général. Je n’affirmerai pas que tout est parfait et que toutes vos remarques sont sans fondement. D’ailleurs l’existence de la formation continue des enseignants, du corps d’inspection chargé de les évaluer et d’associations telles que la nôtre, dont une des raisons d’être est la réflexion sur l’amélioration des pratiques de classe, atteste de cette imperfection. Qui peut prétendre à la perfection ? Les tests privés tels le TOEIC ou ceux proposé par l’Université de Cambridge qui évaluent à la carte certaines compétences sans avoir à assurer de formation ? La société Wall Street qui utilise principalement des QCM pour valider en interne les résultats garantis aux clients ? Les sociétés proposant des cours de soutien à domicile ? Dans ce dernier cas, il faut remarquer que la demande pour le soutien en langues porte principalement sur la grammaire, alors qu’on reproche aux profs d’en faire trop en classe !

Que demande-t-on exactement aux profs de langues ? Ces derniers ont connaissance des programmes ministériels, mais ce n’est évidemment pas le cas de tout le monde. Finalement les attentes en langues sont-elles différentes de celles des autres matières ? Il s’agit globalement de mettre petit à petit en place des bases à partir desquelles les élèves pourront construire leur apprentissage, les confronter de diverses façons à la langue et la leur faire pratiquer à l’écrit et à l’oral, les sensibiliser à son environnement culturel pour susciter un intérêt pour langue à travers les pays où elle est pratiquée et enfin développer les capacités de réflexion, de mémorisation, d’autonomie transférables aux autres matières. Les objectifs sont partout les mêmes : aider les élèves à se réaliser en tant qu’individus et leurs donner des bases qui leur serviront dans leur vie future, s’ils en ont le besoin ou le désir.

Là où les choses diffèrent, c’est dans l’évaluation, car les professeurs de langues n’enseignent pas de contenus mais un contenant, un vecteur de communication. Peut-on d’ailleurs évaluer les compétences en langue de façon chiffrée ? Ne doit-on pas les évaluer uniquement en situation réelle de communication ?

Aucun professeur de langue ne niera que la seule forme d’évaluation valable est la communication avec les locuteurs de cette langue dans une situation réelle. Mais ceci constitue une finalité. Les attentes vis-à-vis de l’enseignement des langues sont donc très fortes et dépassent souvent de beaucoup les objectifs cités plus haut. Toute confrontation avec des étrangers devient une évaluation des compétences, quel que soit l’âge des locuteurs, en s’intéressant surtout à celles qui sont les plus difficiles à acquérir : les productions orale et écrite. On considère donc qu’un élève de terminale qui n’est pas capable de soutenir une conversation prolongée dans une langue étrangère en maîtrisant tous les tenants et les aboutissants du discours est mauvais en langue. Par comparaison, lui demanderait-on d’avoir un niveau Master 2 en mathématiques ou en histoire ? Valorise-t-on les compétences de compréhension qui sont pourtant plus développées et nettement plus sollicitées ? Notons au passage qu’il faudra sans doute un certain temps avant que le CECR ne devienne un outil fiable dans un pays où tous à part les élèves eux-mêmes partagent le culte des notes sur 20 (avec une prédilection des profs pour la tranche 0 à 16) couplé à une fâcheuse tendance à la sous-estimation de sa propre valeur.

La notion de bilinguisme chère au Président de la République et à bien d’autres est aussi très dangereuse. Le véritable bilinguisme est une circonstance très particulière que certains chercheurs ont parfaitement définie ; elle ne peut être le résultat d’un apprentissage en milieu scolaire. Pour preuve, ceux qui sont censés être les modèles des élèves à savoir les enseignants ne se définissent jamais comme bilingues, même si leurs compétences sont très élevées, et y compris les locuteurs natifs. En se fixant donc un objectif inatteignable, on se condamne à devoir se contenter de l’imperfection, ce qui engendre évidemment un sentiment d’insatisfaction. Ainsi certains français sont-ils prêts à effacer d’un coup les résultats même modestes acquis après plusieurs années d’apprentissage au prétexte qu’ils ne sont pas « bilingues » à l’arrivée. Pendant ce temps, la télévision et la radio diffusent des reportages présentant sur un ton admiratif des britanniques venant s’installer et travailler en France en ne parlant pas un mot de français, car ils n’ont jamais appris cette langue à l’école. Remarquons quand même que cette soi-disant nullité des français en anglais n’empêche pas des milliers de jeunes d’aller chercher des emplois qualifiés nécessitant une bonne compétence de communication à Londres, Dublin ou New York.

On peut rêver que tous nos élèves seront un jour des cadres négociant des contrats ou menant des équipes dans un anglais ou un mandarin impeccables, mais la mission des enseignants de langue, comme tous leurs collègues est aussi de former des citoyens : la récente lecture d’une certaine lettre dans les établissements scolaires avait pour but de le rappeler. C’est pourquoi l’enseignement d’une langue ne saurait se imiter à un aspect purement utilitariste. La découverte des peuples et des cultures étrangers est indissociable à l’école de l’apprentissage de la langue elle-même, ce qui n’est pas le cas ailleurs. Une marque comme « Wall Street English » a le mérite d’annoncer la couleur.

Voyons maintenant les conditions d’enseignement des professeurs de langue. Afin de ne pas être taxé de corporatisme, j’éviterai volontairement la question des horaires, des budgets, des postes et du nombre d’élèves par classe.

Apprendre une langue, c’est un « jeu de rôle » permanent pour enseignants et enseignés, et cela requiert de la part des élèves une certaine spontanéité bien présente dans les premières années de l’apprentissage, mais qui disparaît chez les adolescents. La prise de parole en langue étrangère face aux copains constitue alors, comme le dit François Monnanteuil, le Doyen des Langues de l’IGEN, une « prise de risque » maximale. Cela revient ensuite sous forme de motivation chez des apprenants adultes reprenant ou démarrant l’apprentissage d’une langue suite à un changement de situation professionnelle ou une circonstance familiale. Les professeurs de langue, loin d’être sclérosés dans leur pratique - du moins les membres de l’APLV -, sont prêts à réfléchir à une organisation différente des enseignements de langue au lycée tirant parti des nouveaux instruments d’évaluation comme le CECR ou le Passeport européen des langues. Des élèves ayant acquis un niveau suffisant avant la terminale pourraient ainsi consacrer du temps à l’apprentissage d’une autre langue tout en entretenant les compétences acquises d’une manière différente (enseignement de contenus en LV, par exemple).

Apprendre une langue, c’est jouer avec son identité. L’identité linguistique d’un français n’est pas la même que celle d’un habitant d’un pays plurilingue où cette situation suscite des querelles, ni encore celle d’un habitant d’un pays dont la langue n’est parlée dans aucun autre et pour qui cette idée même d’identité linguistique n’existe pas. Un rejet de la langue étrangère apparaît ainsi souvent chez des jeunes dont l’identité est en construction.

L’idée du bilinguisme est ici encore redoutable, car être bilingue c’est avoir deux identités distinctes. Or cette idée revient à nier l’importance de la place de la langue maternelle dans l’apprentissage de langues étrangères, surtout s’il s’agit de langues cousines comme l’anglais et le français. On apprend une autre langue à partir de la sienne, et par comparaison on peut mieux en comprendre les spécificités. Sans faire de procès d’intention à quiconque, votre article amène à penser que le bilinguisme souhaité en haut lieu est franco-anglais, niant ainsi l’intérêt d’autres bilinguismes pourtant beaucoup plus fréquents dans notre pays, mais considérés comme inutiles voire handicapants.

Le contexte politique n’est pas toujours favorable à l’apprentissage d’une langue étrangère. Comme pour l’allemand dans les deux périodes d’après guerre les professeurs d’anglais sont aujourd’hui perçus à tort par certains élèves comme les promoteurs de la politique des pays anglophones. Comment faire comprendre à des adolescents qu’ils doivent absolument maîtriser une langue qui leur est par ailleurs présentée comme une arme de la mondialisation ?

Rendre les cours de langue vivants est une préoccupation constante pour les enseignants. Les manuels sont souvent bien faits et choisis avec soin mais, outre le fait que comme Xavier Darcos on peut leur reprocher d’être lourds, ils ne peuvent à eux seuls constituer un support pour l’apprentissage de langues étrangères. Le recours à des documents authentiques s’impose et les TICE facilitent grandement la diffusion de ces derniers. Sauf que ceci ne peut se faire que dans une quasi- illégalité. L’exemption de droits de diffusion ne s’applique pas à la salle de classe et malgré quelques accords avec des chaînes de télévision étrangères, la diffusion d’un grand nombre de documents demeure difficile, voire impossible. Une lettre de l’APLV alertant les ministres de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche sur cette situation est restée sans réponse à ce jour.

Mais l’école n’est pas responsable de tout, et votre article n’évoque pas d’autres facteurs pesant sur la perception qu’ont les français de l’utilité d’apprendre des langues étrangères. Les médias et l’industrie des loisirs ont sans doute leur part de responsabilité. Tous les reportages télévisés ou radiophoniques dans lesquels des étrangers s’expriment dans leur langue sont systématiquement doublés en français. Dans d’autres pays, mêmes francophones (RTBF), on utilise les sous-titres ou on laisse parler l’intervenant, puis le journaliste résume ses propos. On constatera qu’à la BBC, on trouve toujours des intervenants étrangers, français y compris, s’exprimant en anglais. Les chaînes destinées aux jeunes, chaînes musicales en tête proposent des émissions dont le seul intérêt serait d’être en anglais, mais là aussi, le mauvais doublage est de mise. Cela donne peut-être du travail à des acteurs mais on perd là une bonne occasion de confronter les français aux langues étrangères dans des domaines parfois peu abordables en classe. Les complexes cinématographiques ne laissent qu’une faible place aux films en VOST ; peu de gens savent que certains programmes sont disponibles en plusieurs langues sur les chaînes du câble ou du satellite ; Internet avec ses traducteurs en ligne conforte les gens dans l’idée que les langues étrangères sont un obstacle qui peut être surmonté sans effort d’apprentissage, dans les publicités utilisant des mots anglais connus de tous (même des élèves de terminale n’ayant pas reçu de cours de soutien, c’est dire !) sont traduits en petits caractères (cf. dernière campagne Orange) alors que des titres de films américains ou britanniques très complexes (Eyes wide shut) ne le sont pas, résultat : soit on sous estime les compétences des français, soit on leur dit « ne cherchez pas à comprendre, c’est intraduisible et ça n’a pas d’importance »… Les exemples en ce sens abondent.

Il me semble que ces quelques arguments méritent d’être pris en compte avant de faire des généralisations sur l’enseignement des langues et particulièrement de l’anglais en France. Mais à la lecture d’un article paru cette semaine dans l’hebdomadaire Newsweek, je pense avoir trouvé ce qui me gêne le plus dans vos propos. L’auteur de cet article, Tracy Mc Nicoll, présente les résultats d’une enquête menée par deux économistes Yann Algan et Pierre Cahuc sur la société française. Selon eux, ce qui ralentit le progrès économique et social en France, c’est le sentiment généralisé de défiance vis-à-vis des institutions, de la justice, des syndicats et d’autrui en général. Votre article ne fait rien pour atténuer le sentiment de défiance vis-à-vis des enseignants, à commencer par ceux d’anglais, car les comparaisons chiffrées et pas forcément pertinentes avec les autres pays sont plus faciles à faire. On soupçonne les professeurs de langues d’être rétifs au changement, ringards, trop crispés sur la correction de la langue et la grammaire (voudrait-on qu’ils se contentent d’à-peu-près pour les considérer comme incompétents ?), et on finit par s’adresser à des organismes privés parce qu’on a l’impression qu’en payant on contrôle mieux les choses. En matière d’enseignement, la Finlande fait en Europe figure de bon élève, mais une des raisons principales de cette réussite est, selon les observateurs, que les enseignants y sont considérés comme compétents et respectés des élèves et de leurs parents. CQFD ?

Bien cordialement,

Sylvestre Vanuxem
Président de l’APLV


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