par Christian Puren
Université Jean Monnet de Saint-Étienne, CELEC-CEDICLEC
christian.puren@univ-st-etienne.fr
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Le Cadre européen commun de référence (CECR) publié en 2001 par le Conseil de l’Europe Conseil de l’Europe, [1] est devenu d’ores et déjà un document aussi influant, sur la conception de l’enseignement des langues en Europe, que ne l’ont été dans les années 1970 les différents Niveaux seuils. Alors que ces derniers y avaient lancé une nouvelle orientation méthodologique (l’approche communicative), le CECR met l’accent sur la définition des objectifs et la conception des dispositifs d’évaluation, et ce sont surtout ses échelles de compétences - avec leurs descripteurs correspondants - qui sont actuellement utilisées par les responsables éducatifs de nombreux pays européens comme instruments de réorganisation et d’harmonisation des curricula de langues en milieu scolaire.
En ce qui concerne la méthodologie, les auteurs du CECR adoptent en effet une position explicitement en net retrait par rapport aux Niveaux seuils. Après avoir admis que « à l’heure actuelle, il n’y a pas de consensus fondé sur une recherche assez solide en ce qui concerne cette question [« Comment les apprenants apprennent-ils »] pour que le cadre européen lui-même se fonde sur une quelconque théorie de l’apprentissage » (p. 108), et constaté que « la plupart des étudiants et des enseignants [...] suiv[ent] des pratiques éclectiques » (p. 109), ils écrivent ainsi :
Pendant de longues années, le Conseil de l’Europe a encouragé une méthodologie fondée sur les besoins communicatifs des apprenants et l’adoption de méthodes et de matériels appropriés à leurs caractéristiques et permettant de répondre à ces besoins. Cependant, [...] le Cadre de référence n’a pas pour vocation de promouvoir une méthode d’enseignement particulière mais bien de présenter des choix. [...] Si certains praticiens, après réflexion, restent convaincus que l’on atteindra mieux les objectifs propres au public dont ils ont la responsabilité par des méthodes autres que celles préconisées ailleurs par le Conseil de l’Europe, nous souhaiterions qu’ils nous le fassent savoir et qu’ils nous disent, ainsi qu’aux autres partenaires, quelles méthodes ils utilisent et quels objectifs ils poursuivent. Un tel échange pourrait conduire à une compréhension plus étendue de la diversité et de la complexité du monde de l’enseignement des langues, à un débat sur le sujet, toujours préférable à une l’acceptation de la pensée dominante essentiellement parce qu’elle est dominante. (p. 110)
Je ne peux que me réjouir, pour ma part, de voir reconnues au niveau européen certaines idées telles que les effets pervers de toute pensée méthodologique unique, l’existence massive de l’éclectisme pratique ainsi que la responsabilité pleine et entière des enseignants dans le choix des méthodes [2], idées que pour ma part je défends depuis de nombreuses années (cf. par ex. mon Essai sur l’éclectisme de 1995) [3] Je regrette d’autant plus que les auteurs du CECR se soient contentés de justifier leur ouverture méthodologique par des arguments négatifs (l’absence de certitudes scientifiques et les dangers du dogmatisme) ou empiriques (la reconnaissance de pratiques éclectiques généralisées chez les apprenants et enseignants), et je m’inquiète qu’ils n’aient pas développé, au-delà de ces simples constats, une réflexion systématique sur les relations entre pratiques de l’éclectisme et théories de la complexité. [4] Cela les aurait nécessairement amenés à des considérations disciplinaires de type « didactologique » (i.e. à partir des perspectives déontologique, épistémologique et idéologique), considérations qui auraient été indispensables, à mon avis, pour éviter que l’application de leur Cadre ne produise les même dérives auxquelles a donné lieu en son temps la dite « pédagogie par objectifs ». À se demander, par exemple, si cette notion de « cadre » est encore pertinente pour le domaine méthodologique à partir du moment où l’on n’y envisage aucune limite a priori, et si elle ne risque pas d’être instrumentalisée au service de pratiques formatives autoritaires et d’harmonisations institutionnelles forcées.
Si le mot « éclectisme » a un sens, en effet, et si l’éclectisme des enseignants constitue bien leur réponse pragmatique immédiate à la complexité de leur environnement, il ne peut exister de cadre méthodologique en enseignement/apprentissage des langues mais seulement des opérations de cadrage qu’enseignants et apprenants doivent constamment sur le terrain redéfinir en commun.
Cette nouvelle donne disciplinaire aurait impérativement exigé de passer :
1. d’une logique produit (un cadre donné) à une logique processus (les matériaux, outils et règles de conception du cadrage) ;
2. d’une logique de cohérence globale stable (celle qui est donnée par la notion même de « cadre ») à une logique de cohérences partielles ré-articulables et recombinables à volonté selon les besoins ;
3. d’une logique statique de « choix » qui seraient à effectuer dans un catalogue de références, à une logique dynamique de mise en relation (combinaisons et articulations) : le plus important, ce sont les effets de réseau, c’est à dire moins les choix des éléments que les dynamismes apparaissant en situation dans les relations qui s’établissent entre eux (les épistémologues de la complexité parlent de « logiques émergentes ») ;
4. d’une logique d’experts (à savoir les auteurs de ce cadre, présentés ès qualités dans la « Note préliminaire » de la page 3) à une logique d’acteurs de terrain responsables.
Si cela n’a pas été le cas, c’est parce que ce Cadre européen commun de référence reste lui-même conçu dans le cadre d’un paradigme hérité de l’époque antérieure des méthodologies dominantes, alors même que ses auteurs déclarent qu’ils ont conscience que cette époque est révolue. En constitue un bel exemple cette longue série de questions méthodologiques énumérées au chapitre « Approches particulières » (chap. 6.4.2., pp. 111-113), qui semble à première vue répondre à la nouvelle logique de la réflexion méthodologique complexe (où l’on cherche à poser un maximum de questions, et non à limiter les réponses), mais où se glissent en permanence :
– des questions de toute évidence rhétoriques, par exemple : « Peut-on attendre ou exiger des apprenants qu’ils suivent toutes les directives de l’enseignant et seulement celles-là, de façon ordonnée et disciplinée, et ne prennent la parole que lorsqu’ils sont appelés à le faire ? » (p. 111) ;
– et des questions dont il est clair que les réponses sont considérées comme exclusives les unes des autres, par exemple :
Comment les apprenants sont-ils censés apprendre ? [...] Par l’exposition au texte, avec une compréhenseion soutenue et assistée par des questions/réponse en L2, des QCM, des appariements texte/image, etc. [...) mais avec :
– un contrôle de la compréhension en L1 ?
– des explications en L2, y compris les traductions nécessaires ?
– la traduction systématique en L1 par les élèves ou étudiants ? (p. 112)
Dans une pensée méthodologique complexe, à l’inverse :
– d’une part on se pose le maximum de questions non pour sélectionner les meilleures réponses a priori, mais parce que l’on sait qu’il faudra disposer du maximum de réponses sur le terrain et donc d’un dispositif de questionnement le plus productif possible puisqu’intégrant même la gestion des contradictions [5] ;
– d’autre part on considère que deux réponses peuvent parfaitement, sur le terrain là encore, être opposées et complémentaires tout à la fois.
La gestion de la complexité, en d’autres termes, exige de passer d’un paradigme de l’optimisation (on cherche les meilleures réponses dans l’absolu) à un paradigme de l’adéquation (on cherche les réponses les plus pertinentes et adéquates à chaque modification de l’environnement d’enseignement/apprentissage), et c’est précisément ce passage du premier au second paradigme qui entraîne les différents changements de logique présentés plus haut.
Un autre exemple significatif des blocages et limites de la réflexion méthodologique des auteurs du CECR est la distinction intéressante mais non exploitée qu’ils établissent entre « usage » et « apprentissage » des langues dans le chapitre où ils ébauchent une nouvelle orientation méthodologique d’ensemble, qu’ils nomment « perspective actionnelle » [6] :
Un Cadre de référence pour l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation des langues vivantes, transparent, cohérent et aussi exhaustif que possible [7], doit se situer par rapport à une représentation d’ensemble très générale de l’usage et de l’apprentissage des langues. La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier. Si les actes de parole se réalisent dans des activités langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à l’intérieur d’actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification.
[...] L’usage d’une langue, y compris son apprentissage, comprend les actions accomplies par des gens qui, comme individus et comme acteurs sociaux, développent un ensemble de compétences générales et, notamment une compétence à communiquer langagièrement. (p. 15, je souligne)
Ces auteurs reprennent ainsi une distinction qui me paraît essentielle :
– aussi bien par rapport à l’évolution historique de la discipline : la méthodologie scolaire des langues s’est calquée au départ, au XIXe siècle, sur le modèle scolaire de l’apprentissage du latin langue morte ; elle a basculé ensuite, avec la méthodologie directe des années 1900-1910, dans le modèle opposé de l’usage social (avec la « méthode naturelle » et le « bain linguistique »), et elle a par la suite constamment varié dans des combinaisons ou compromis différents entre ces deux pôles ;
– que par rapport à l’orientation méthodologique antérieure du Conseil de l’Europe, l’approche communicative, dans laquelle le modèle de l’apprentissage est l’usage social : l’activité de référence y est en effet la simulation, où l’on demande à l’apprenant de se comporter comme s’il était un usager. [8]
Quoi qu’ils s’en défendent, et alors même que la « perspective actionnelle » que leurs auteurs préconisent leur aurait permis de prendre leurs distances vis-à-vis de l’approche communicative, indispensables pour une réflexion méthodologique complexe [9], le Cadre européen commun de référence reste aussi dans le cadre d’une approche communicative simplement couplée, comme elle l’est depuis une quinzaine d’années au moins en France, avec l’approche cognitive. [10] C’est ce qui se dégage très clairement du passage ci-dessous, qui fait suite à un paragraphe où les auteurs du CECR ont présenté un premier type de tâches dites « cibles » ou « authentiques », « proches de la vie réelle » parce que « choisies en fonction des besoins de l’apprenant hors de la classe, que ce soit dans les domaines personnel ou public ou en relation à des besoins plus particulièrement professionnels ou éducationnels » :
D’autres sortes de tâches ou activités, de nature plus spécifiquement « pédagogique », sont fondées sur la nature sociale et interactive « réelle » et le caractère immédiat de la situation de classe. Les apprenants s’y engagent dans un « faire-semblant accepté volontairement » pour jouer le jeu de l’utilisation de la langue cible dans des activités centrées sur l’accès au sens, au lieu de la langue maternelle à la fois plus simple et plus naturelle. Ces activités de type pédagogique sont assez éloignées de la vie réelle et des besoins des apprenants ; elles visent à développer une compétence communicative en se fondant sur ce que l’on sait ou croit savoir de l’apprentissage en général et de celui des langues en particulier. Les tâches pédagogiques communicatives (contrairement aux exercices formels hors contexte) visent à impliquer l’apprenant dans une communication réelle, ont un sens (pour l’apprenant), sont pertinentes (ici et maintenant dans la situation formelle d’apprentissage), exigeantes mais faisables (avec un réajustement de l’activité si nécessaire) et ont un résultat identifiable (ainsi que d’autres, moins évidents dans l’immédiat). Les activités de ce type peuvent avoir pour complément des tâches intermédiaires « méta-communicatives » telles que les échanges autour de la mise en oeuvre de la tâche et la langue utilisée pour la mener à bien. Cela suppose que l’apprenant contribue à la sélection, à la gestion et à l’évaluation de l’activité ce qui, dans la situation d’apprentissage d’une langue, peut devenir partie intégrante des activités elles-mêmes.
Les activités de classe, qu’elles se veuillent « authentiques » ou essentiellement « pédagogiques » sont communicatives dans la mesure où elles exigent des apprenants qu’ils en comprennent, négocient et expriment le sens afin d’atteindre un but communicatif. (pp. 121-122)
Sur la base de la distinction indispensable entre usage et apprentissage, il me semble qu’il aurait été nécessaire de définir la tâche comme ce que l’on fait en tant qu’apprenant, l’action ce que l’on fait en tant qu’usager, puis, seulement ensuite, comme le veut l’épistémologie complexe [11], de décrire le plus simplement possible comment ils peuvent se conjoindre de manière complexe en didactique scolaire. Le schéma ci-dessous parlera immédiatement, je pense, à mes lecteurs, parce qu’il ne fait que modéliser des configurations historiquement bien connues depuis longtemps en pédagogie générale :
1 La société comme domaine de réalisation des actions.
2 La classe comme domaine de réalisation des tâches.
A La classe comme lieu de conception d’actions
B La classe comme lieu d’action
C La classe comme lieu de simulation d’actions
D La classe comme lieu de préparation [12] aux compétences langagières et culturelles qui devront être mises en œuvre dans les actions sociales ultérieures
Chaque méthodologie constituée (qui correspond par nature à une certaine conception globale de l’enseignement-apprentissage, et donc en particulier de la relation fondamentale tâches-actions) élargit ou au contraire restreint l’aire de recoupement entre l’ensemble 1 et l’ensemble 2 (cf. la double flèche horizontale), et accorde plus ou moins d’importance relative aux différents types d’intersection A, B, C et D (cf. les quatre doubles flèches verticales) :
- Dans la dite « pédagogie du projet », les aires privilégiées sont la A (conception d’un voyage à l’étranger, d’une exposition pour le hall du collège, du site Internet de la classe,...) et la B (présentation à la classe d’un exposé de groupe, table ronde sur un sujet de société, entrevue avec un invité extérieur,...). Les actions citées ici en B devront être préalablement conçues en classe (aire A).
-Dans l’approche communicative, l’aire privilégiée est la C (présentation d’un sketch, jeu de rôle,...).
-Dans la « méthodologie traditionnelle », l’aire privilégiée est la D : les récitations de règles de grammaire, de listes lexicales et de textes appris par cœur, ou encore les exercices de grammaire, de vocabulaire et de traduction sont autant de tâches qui ne correspondent pas directement à ce que les élèves devront faire plus tard en langue étrangère, mais qui sont censées les y préparer indirectement.
La distinction entre « conception » et « préparation » n’est pas courante en didactique scolaire des langues (on verra plus avant pourquoi elle ne peut apparaître ni dans la méthodologie active, ni dans l’approche communicative), mais il me semble d’autant plus nécessaire de la définir clairement qu’elle se trouve être centrale dans la pédagogie du projet, qui constitue à mon avis la seule perspective de mise en œuvre, en enseignement scolaire, de la... « perspective actionnelle » :
– Un projet implique toujours un processus de conception qui par définition est susceptible de transformer le projet lui-même, c’est-à-dire de modifier les actions dont il se composera finalement et même, récursivement, ses objectifs et même ses finalités. La conception est donc par nature une action portant sur l’action elle-même.
– Le processus de préparation ne vise que la mise à disposition des ressources et des moyens linguistiques et culturels prévisibles, c’est-à-dire l’apport des connaissances ainsi que l’entraînement (éventuellement en situation de simulation) aux compétences supposées devoir être mobilisées plus tard, lors de la réalisation du projet ou dans l’agir social en langue.
La question n’est pas, on l’aura compris, de se demander quel est dans l’absolu le meilleur recoupement ni même la meilleure proportion entre les différents types de recoupement : il faut appliquer aussi à ce modèle le paradigme de l’adéquation présenté plus haut : c’est à chaque professeur et à lui seul (pour des raisons non de principe, mais de simple efficacité) qu’il revient de moduler l’importance respective, la combinaison et l’articulation de ces différents recoupements en fonction de l’ensemble global apprenants-environnement-dispositif d’enseignement/apprentissage.
En conclusion, je dirai que le décalage me paraît impressionnant, dans le Cadre européen commun de référence, entre la précision des niveaux de compétence en langues et de leurs descripteurs, et une réflexion méthodologique aussi ambiguë qu’inachevée.
Or il ne faudrait surtout pas, dans notre discipline, que les incertitudes actuelles concernant les orientations méthodologiques en enseignement/apprentissage des langues aboutissent à l’abandon de la réflexion dans ce domaine, alors que ce sont précisément ces incertitudes qui en font le domaine le plus intéressant du point de vue d’une réflexion disciplinaire aboutie, c’est-à-dire articulant clairement les perspectives déontologique, épistémologique et idéologique. Contrairement aux finalités, aux objectifs et aux contenus, qui relèvent en grande partie des prérogatives institutionnelles, ce sont bien les questions méthodologiques qui constituent en effet le cœur du métier des enseignants de langues.