Interview de Kester Lovelace

parue dans le Polyglotte n° 66 - septembre 2006
lundi 18 décembre 2006

Kester Lovelace est comédien professionnel, il a fondé la compagnie Drama Ties, dont il est directeur artistique. Professeur d’art dramatique, diplômé de l’Université de Londres, il a créé des ateliers-théâtre en anglais en milieu scolaire pour la Compagnie ACT en 1992. Il a par la suite travaillé au Théâtre de Nesle, puis au Théâtre des Cinquante. Il dirige actuellement, au sein de Drama Ties, une équipe de comédiens professionnels spécialisés dans l’enseignement du théâtre en milieu scolaire. En 2004 il a écrit sa première pièce - Prince Academy. Comme le site APLV-Langues Modernes, le Polyglotte se fait régulièrement l’écho des spectacles de cette compagnie ; nous avons donc voulu en savoir plus.

APLV : Kester Lovelace, d’où vous est venue l’idée de créer Drama Ties ? Pourquoi ce nom ?

  • Après 10 ans au sein de la Compagnie ACT, il était temps de voler de mes propres ailes. J’avais beaucoup appris en travaillant avec Andrew Wilson, mais j’avais envie d’essayer d’autres choses, d’innover en terme de répertoire. Choisir un nom pour sa compagnie, son projet, c’est lui donner une identité, et il a fallu trouver un nom qui marche dans les deux langues (ou presque !). Outre le jeu de mot sur « dramatiser », le mot ‘ties’ a plusieurs sens. Il symbolise les liens que l’on peut nouer entre les cultures anglaise et française, il évoque également les cravates que portent les écoliers anglais, puisque la compagnie est spécialisée dans le théâtre en milieu scolaire, et de plus, en anglais, on parle de Theatre-in-Education, ou TIE, d’où un troisième jeu de mot.

APLV : Depuis quand votre compagnie existe-t-elle ? Quels étaient ses objectifs initiaux ? ont-ils évolué ? Comment l’avez-vous créée (moyens humains, financiers, matériels, ...) ?

  • Je l’ai créée en juin 1999. Au début, je pensais développer le programme d’ateliers-théâtre en anglais en milieu scolaire, que j’avais créé avec ACT en 1992, ensuite proposer des clubs de théâtre extra-scolaires, et des stages de pratique pendant les vacances. Une sorte d’école de théâtre en anglais pour des jeunes. Mais je me suis vite rendu compte que je ne pouvais pas tout faire, et surtout pas tout seul, et que j’avais besoin d’autres comédiens pour pouvoir élargir ce champ d’activités. J’ai commencé à constituer une équipe de 4 ou 5 comédiens anglophones d’horizons et de cultures différents, mais ayant tous une formation dans le ‘drama’. C’est avec eux, et grâce à un travail collaboratif que la compagnie a évolué, nous avons progressivement pu proposer aux professeurs des approches et des objectifs diversifiés, nous avons notamment élaboré des dispositifs de formation des enseignants en 2001 et nous nous sommes lancés dans la création de spectacles en 2002.

APLV : Actuellement, combien de comédiens avez-vous dans la troupe, d’où viennent-ils et quel est leur statut ? Quels sont vos moyens financiers ? Quels sont les problèmes majeurs que vous avez rencontrés et comment les avez-vous résolus ?

  • Nous avons toujours un noyau de 5 comédiens (dont certains sont là depuis le début) complété par un réseau de 5 ou 6 autres qui travaillent avec nous ponctuellement. Notre troupe est pluriculturelle, elle est composée de comédiens professionnels anglophones qui viennent d’Australie, des Etats-unis, du Canada ... même d’Angleterre ! Elle compte aussi des artistes ‘bilingues’ de Suède, du Venezuela... La plupart ont le statut d’intermittent de spectacle. Nous vivons entièrement des recettes de nos ateliers, formations et spectacles et nous ne bénéficions d’aucune aide ou subvention à ce jour. C’est une de nos principales préoccupations, car nous avons peu de moyens matériels pour faire de la création : pas de salle de théâtre ou de répétition à nous, très peu de matériel technique. Nous n’avons pas de bureau proprement dit. Faire vivre une compagnie de théâtre dans le milieu scolaire est difficile puisque nous devons ajuster nos prix aux moyens financiers, souvent très modestes, des établissements.
    Mais notre problème majeur est le manque de reconnaissance dans le système scolaire. Lorsque nous demandons des aides, les instances culturelles se demandent si nous sommes de vrais artistes, puisque nos activités relèvent en grande partie du milieu scolaire, et de l’autre côté, malgré les plans ministériels pour développer les partenariats avec des artistes, les instances éducatives ont des budgets de plus en plus restreints pour financer des projets artistiques interdisciplinaires.

APLV : Combien de spectacles produisez-vous par an ? Quels sont ceux de la saison 2006-2007 ? Vous produisez-vous en dehors de la région parisienne ?

  • Depuis trois ans, nous produisons trois spectacles par an, dont un qui est repris de la saison précédente et deux nouvelles créations, ou vice versa. En principe, il y a un spectacle pour les publics du primaire, un pour les collégiens, et un pour lycéens et étudiants. Pour 2006, nous sommes sur le point de créer Rapunzel Rebels (primaire) pour le mois de décembre. Il s’agit d’une adaptation d’un conte de Grimm, joué sur le mode de la pantomime. En février 2007, nous créons ShakesPod, un projet innovant pour le lycée et nous reprenons The Quest for the Gorgon’s Head (collège). La troupe se déplace partout en France avec ces trois spectacles.

APLV : Comment choisissez-vous vos pièces ? Visez-vous un public d’élèves particulier ? lequel/lesquels, et pourquoi ?

  • Notre priorité, avant tout objectif culturel ou linguistique, c’est de raconter une histoire, de faire découvrir le théâtre aux plus jeunes et de transmettre la magie du spectacle. Nous mettons en scène nos propres créations, s’agissant souvent d’adaptations assez libres de contes, de légendes et mythes existants que nous actualisons. Notre spectacle, Robin Hood , par exemple, partait d’une volonté de transposer la légende du héros médiéval à notre époque, d’où le sous-titre de ‘guerrier écolo’ ; Prince Academy , librement inspiré de The Prince and the Pauper de Mark Twain, alliait le thème de la fascination pour les riches à la fascination pour la télé réalité : les Princes Charles, Harry et William ayant refusé la couronne, l’Angleterre sort de la crise institutionnelle en faisant voter le public. Nous essayons de trouver dans ces histoires des reflets du monde actuel : l’universalité des textes fondateurs, et des ouvertures culturelles vers l’interdisciplinarité.

APLV : Quels sont les thèmes des pièces retenues pour cette année ? Y a-t-il des points communs entre vos spectacles : légende, musique, danse, niveau de langue ... ?

  • Pour ShakesPod , c’est l’envie de jouer avec les histoires, les textes, les personnages de Shakespeare, en construisant un véritable puzzle sur des thèmes qui touchent les jeunes : l’amour et la haine, le rapport à l’autorité, la confrontation aux choix difficiles, la découverte de soi. Le défi de cette création est de plaire à la fois aux amateurs de Shakespeare, et aussi à ceux qui pensent ne pas l’aimer, ou le trouvent trop difficile.
    Pour The Quest for the Gorgon’s Head , c’est le thème de la quête, de l’aventure, du défi et de la transformation personnelle. Cette pièce est une transposition moderne et drôle d’un mythe fondateur. Persée entre à l’intérieur de son jeu vidéo et découvre que sa vie est une quête. Beaucoup d’élèves nous demandent à la fin du spectacle si ce jeu existe réellement ! Nous voulions créer un spectacle basé sur le patrimoine commun européen qu’est la mythologie grecque.
    Rapunzel Rebels s’aligne sur nos précédents spectacles pour jeune public _ (Rumpelstiltskin, Snow White’s Black Heart), dans lesquels les héros et les méchants des contes traditionnels ne sont pas forcément ceux qu’on attend. C’est notre façon de détourner les codes habituels des histoires pour enfants.
    Ce qui lie tous nos spectacles, c’est un style très visuel, épuré, un rythme soutenu, de l’humour, et des chansons originales, composées par le compositeur David Stanley.

APLV : Comment le prof. d’anglais que je suis peut-il exploiter pédagogiquement une de vos pièces avec sa ou ses classe(s) ? Avez-vous prévu des aides ?

  • Nous avons eu la chance d’intégrer à notre équipe Joëlle Aden, formatrice et enseignant-chercheur. Elle participe à l’élaboration artistique des projets et écrit les guides pédagogiques qui accompagnent tous nos spectacles. Ce sont de véritables mines de ressources pour les professeurs : ils contiennent des propositions d’activités pour relier l’apport artistique à l’apprentissage de la langue, des pistes pour travailler en interdisciplinarité. On y trouve des supports tirés des pièces (images, son, texte, vidéo) et des exercices très concrets : des entraînements à l’interaction, à la compréhension et l’expression, des résumés, des portraits des personnages, des pistes à explorer sur les thèmes... Les élèves ainsi préparés peuvent véritablement apprécier les spectacles. Ces guides sont disponibles gratuitement sur notre site web. Nous proposons également un CD audio avec des extraits du spectacle, des exercices linguistiques enregistrés et une chanson. Et une nouveauté, pour ShakesPod, un blog du projet, que les élèves pourront suivre régulièrement. Pour les professeurs qui intègrent nos spectacles à un projet théâtre, nous proposons également des ateliers en lien avec nos pièces.

APLV : Comment les enfants accueillent-ils vos pièces ? Comment l’évaluez-vous ? Et les enseignants ? Selon vous, quel impact ce travail sur le théâtre a-t-il sur l’apprentissage des élèves ?

  • Les élèves sont très réceptifs et adorent venir voir nos spectacles. C’est souvent une révélation pour eux lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont suivi un spectacle entièrement en anglais et qu’ils ont pu vivre des émotions et s’amuser. C’est la réception de notre public qui oriente nos créations. Les plus jeunes nous envoient leurs dessins et les plus grands nous écrivent. Nous avons consacré un espace à leurs réactions sur notre site. Du point de vue des enseignants, intégrer un spectacle vivant au cours d’anglais a beaucoup d’avantages. Se préparer à voir un spectacle, c’est se préparer à une rencontre, cela donne une dimension vivante à la langue car le théâtre introduit l’émotion, le plaisir et la créativité dans les apprentissages linguistiques. Préparer sa classe à voir une pièce permet aussi de faire un travail en interdisciplinarité avec les professeurs de français, d’histoire-géographie, musique, arts plastiques, etc.
    Les ateliers de drama apportent une dimension supplémentaire. Lorsqu’un comédien collabore avec le professeur pour que la classe monte un projet, si modeste soit-il, les élèves découvrent un rapport complètement nouveau à la langue. D’abord parce qu’il s’agit d’un travail collaboratif où la participation de chacun est essentielle à la production du groupe, ensuite chaque élève peut s’investir à son rythme propre et très souvent, l’atelier reconstruit la dynamique de la classe, le professeur y voit ses élèves évoluer différemment et certains révèlent des compétences qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de montrer en classe. Le travail d’atelier de drama va au-delà de l’apprentissage linguistique, nous y introduisons une progression qui permet de travailler deux dimensions difficiles à mettre en œuvre dans la classe : l’interaction et les compétences interculturelles (intercompréhension, prise de distance, empathie, etc.).

APLV : Pratiquement comment fait-on pour organiser un spectacle avec Drama Ties dans son collège ou lycée ? Faut-il s’y prendre longtemps à l’avance ? Quel est le coût moyen d’une représentation ? Peut-on bénéficier de subventions ?

  • Nous jouons à la fois dans des salles de théâtre qui accueillent les élèves et dans les établissements qui peuvent nous accueillir. Pour emmener vos élèves au théâtre, vous payez le prix d’une place (10 euros pour Paris, un peu moins en dehors de Paris), et le transport.
    Si vous organisez la venue de la troupe dans votre établissement, nous proposons des prix forfaitaires, selon le nombre de représentations et la durée du déplacement de la troupe. Si vous avez plus de 130 élèves, c’est peut-être plus rentable de faire venir la troupe, à condition d’avoir une salle adéquate. Si vous avez moins de 100 élèves, il vaut mieux venir au théâtre ; ou bien contacter un théâtre dans votre secteur, et vous associer avec d’autres établissements.
    En général, tout se réserve dès la rentrée. Mais attention, les trois spectacles ne sont pas disponibles tout le long de l’année scolaire. Rendez-vous sur notre site web pour les dates et savoir comment réserver. Nous avons également ouvert une rubrique qui donne des pistes pour savoir comment vous pouvez trouver des aides pour financer un projet. Cette année, par exemple, nous sommes partenaire du Conseil Régional du Val d’Oise qui offre aux professeurs de collèges qui en font la demande le financement d’un projet théâtre dans le cadre de l’opération « Parlons anglais avec la Cie Drama Ties ».

APLV : Quels autres services et/ou activités sont proposés par Drama Ties ?

  • À part les spectacles, nous avons trois autres activités principales - les ateliers, les formations et les clubs.
    • Les ateliers en milieu scolaire : nous avons un programme d’ateliers-théâtre en milieu scolaire, animés par les mêmes comédiens qui jouent dans les pièces. Les interventions (de durées différentes, selon budgets et objectifs) se font autour d’un projet qui permet aux élèves de vivre un moment de partage, et de se questionner sur le travail de création artistique.
    • Nous avons également monté plusieurs comédies musicales avec des classes de collège dans le cadre d’échanges culturels anglo-français, avec le collège St Andrew’s School de Croydon, spécialisé en musique.
    • L’un de nos comédiens australiens, Dario Costa, propose aussi Voyage to Australia , son ‘one-man show’, suivi d’un atelier mené avec une classe.
    • La formation des enseignants : en partenariat avec un nombre important d’IUFM et de Rectorats en France, nous animons des séances de ‘drama techniques’ pour professeurs de collèges et lycées, et professeurs d’écoles, en formation initiale ou continuée. Les formations visent avant tout à montrer, d’une façon active et ludique, comment se servir du théâtre en classe d’anglais. Pour établir une continuité à ce travail, nous avons écrit un livre d’auto-formation pour les enseignants du primaire et de 6e, publié par le CRDP de Créteil. « 3, 2, 1, Action ! Le drama pour apprendre l’anglais en cycle 3 » (J. Aden & K. Lovelace, 2004)
    • Les clubs de théâtre en anglais sont proposés aux élèves hors temps scolaire.

APLV : Enfin je m’adresse au comédien : qu’est-ce que ce type de théâtre vous apporte à vous ?

  • On dit que le public scolaire est très honnête (ce qui laisse à réfléchir sur les réactions du public adulte !). En tout cas, il est plus spontané, et en tant que comédien on sent très vite si les élèves accrochent au spectacle. Il faut être ouvert à son public, et c’est pourquoi nous intégrons dans chacun de nos spectacles des moments d’intervention directe avec les spectateurs : soit en jouant des parties d’une scène à même le public, soit en faisant venir des élèves sur scène pour ‘être figurants’. La spontanéité est donc des deux côtés, on ne peut jamais savoir à quoi s’attendre, et c’est très excitant pour un acteur, il y a une prise de risque. Moi, je crois que le théâtre doit déranger, doit prendre des risques, et le jeune public accepte ces moments d’improvisation plus facilement qu’un public adulte. C’est un public plus impatient aussi, mais ça nous aide à gommer les temps morts dans la mise en scène, et aller directement à l’essentiel. En général, c’est très fatigant pour un acteur, mais il est récompensé au moment de la rencontre après le spectacle, lorsque les élèves restent pour discuter. Souvent ce sont des moments de contact très forts, quelquefois aussi importants que le spectacle lui-même.

Drama Ties - Contact : Kester LOVELACE, directeur artistique
Tel : 08 71 34 12 21
Courriel : drama.ties@wanadoo.fr
www.drama-ties.com

Propos recueillis par B. Delahousse

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