La rubrique « Langues Vivantes » d’Eduscol, portail du Ministère dévolu à l’information des enseignants, a évolué. Depuis novembre dernier, elle propose deux nouveaux supports, un livret de 20 pages, intitulé Enseigner les langues vivantes, et une quarantaine de vidéos de séquences pédagogiques courtes ou d’analyse de pratiques par des enseignants ou des inspecteurs. Le livret est présenté comme un recueil de « ressources pour le premier et second degrés », mais il serait sans doute plus approprié de le définir comme un ensemble de conseils didactiques, cognitifs, pédagogiques et comportementaux, à destination des professeurs. On peut supposer que si la DGESCO a estimé une telle publication nécessaire, c’est qu’elle a compris le désarroi des collègues chargés de l’enseignement des langues vivantes, particulièrement les professeurs des écoles, souvent peu sûrs d’eux-mêmes et peu ou mal formés pour cet enseignement. Ce désarroi est réel, nous le savons bien, et l’on peut se réjouir que la DEGESCO tente d’y apporter une réponse.
Malheureusement, au lieu d’expliquer les grands principes des approches actuelles de l’enseignement des langues, le livret Enseigner les langues vivantes semble leur tourner le dos. Au lieu de chercher à établir les fondements psychopédagogiques de l’approche actionnelle, pourtant préconisée par les textes officiels, ainsi que les objectifs de l’évaluation adossée au CECRL, les auteurs de la plaquette évacuent tout discours didactique au profit d’une vulgate pédagogique rassurante. Le terme actionnel, par exemple, n’apparaît qu’une fois en 20 pages, et n’est jamais repris dans les vidéos, ce qui ne facilitera pas la tâche des professeurs qui le retrouveront dans le Bulletin Officiel, dans le discours de leurs inspecteurs, ou dans les ouvrages didactiques qu’ils vont consulter ou lire.
Lorsqu’on visionne les vidéos, on comprend que l’objectif des concepteurs du projet de la DGESCO n’est pas d’expliquer l’approche actionnelle et le CECRL, mais de donner à voir et à imiter un certain nombre de pratiques pensées comme efficaces parce qu’elles sont « modernes », c’est-à-dire construites autour des TICE et autour de l’éclatement du groupe-classe en petits groupes d’activités langagières. Cependant, à la réflexion, l’efficacité de ce qui est montré ne va pas du tout de soi. D’abord, on peut à bon droit se poser la question de l’apprentissage de la pédagogie par imitation des pratiques d’autres enseignants. Croire que montrer de « bonnes pratiques » permettra de les modéliser relève d’une naïveté qui paraîtrait inadmissible si on l’appliquait à d’autres professions. Accréditer l’idée qu’il suffirait de suivre un modèle pour devenir un enseignant efficace relève d’une ignorance coupable d’un métier qui ne peut se concevoir que dans le cadre de la liberté didactique et pédagogique d’enseignants bien formés et responsables de leurs choix.
Certaines des vidéos, et particulièrement celles où l’on voit des professeurs des écoles en action, montrent des enseignants qui manifestent une compréhension fine de ce qu’est l’appropriation d’un savoir nouveau par leurs élèves, qu’ils favorisent en créant autour de l’apprentissage tout un rituel et des jeux construits sur l’énonciation translatée (on s’adresse à une marionnette ou à un double du professeur affublé d’une perruque et qui parle anglais). Le ludique devient là construction d’une décentration, qui favorise l’acquisition. Et on est très frustré que la séquence filmée s’arrête avant que le professeur n’introduise de nouveaux éléments de la langue et qu’on voie comment les élèves se les approprient.
Dans les vidéos qu’on nous livre, on baigne dans le culturel, mais c’est un culturel alibi, sans aucune problématisation ni aucun recul : on se demande à quoi peut bien servir de convoquer les grandes figures historiques, les lieux où l’histoire s’est faite, les peintres qui ont fixé des événements marquants, si les élèves ne semblent acquérir aucun lexique, aucune structure syntaxique, ne mettent pas les connaissances manipulées en perspective, ne réfléchissent pas sur les réalités sociales, juridiques ou culturelles sous-jacentes. Si, pour tourner ces vidéos, on a retenu une quinzaine d’enseignants d’école élémentaire, de collège ou de lycée, pourquoi ne nous les montre-t-on pas en train d’introduire et de faire pratiquer du lexique ou des structures langagières, dans l’objectif d’amener leurs élèves vers la réflexion et la conceptualisation, qui, seules, leur permettront une acquisition de la langue vivante ? pourquoi ne les voit-on pas tenter de résoudre les difficultés de leurs élèves dans l’appropriation de la langue vivante ?
Ce choix est d’autant plus frustrant que le livret Enseigner les langues vivantes rappelle un certain nombre d’attitudes pédagogiques qui favorisent la conceptualisation (« accorder de l’importance aux propos de l’élève, s’intéresser à ce qu’il veut dire », « accepter le silence utile pour la réflexion », « accepter des énoncés plus ou moins argumentés et nuancés », « ne pas stigmatiser le recours à un terme ou expression erronée », « encourager l’usage de la périphrase », « développer l’expression de points de vue de plus en plus argumentés et nuancés »). Or, dans ces vidéos, on n’entend jamais une parole libre, on ne perçoit jamais une pensée en train de se construire. Même les élèves de lycée n’expriment jamais une idée ou un sentiment. S’il y a un facteur unificateur dans les séquences qu’on nous montre, c’est le psittacisme : on demande aux élèves de répéter, souvent sans s’assurer qu’ils comprennent, de repérer des bribes d’un discours, de faire des variations structurales. On a l’impression de revenir 40 ou 50 ans en arrière, à l’époque de la méthodologie structuro-globale audio-visuelle (SGAV) appliquée de façon exclusive et dogmatique. Certes, la technologie a évolué et les classes qui sont filmées sont somptueusement équipées de TNI, tablettes, MP3, vidéoprojecteurs et PC, mais si les TICE sont mobilisées en masse au service d’un enseignement mécanique des langues vivantes, on se retrouvera face à la même situation que dans les années de la méthodologie SGAV : les jeunes Français seront tout aussi peu capables de produire un discours personnel élaboré et libre, et donc de communiquer dans des situations d’échange avec des locuteurs non francophones.
Dernier élément : nous qui, à l’APLV, nous battons infatigablement pour la diversité linguistique, nous nous devons de relever un choix scandaleux de la part de la DGESCO. En effet, si le livret et le titre de la série de vidéos parlent sans cesse de « langues vivantes », une seule, l’anglais, est représentée dans les vidéos. On a du mal à imaginer qu’aucun des décideurs, inspecteurs, enseignants qui ont présidé à l’élaboration de ces ressources n’ait soulevé la question à aucun moment, que personne n’ait pu trouver sur tout le territoire un professeur des écoles, un professeur de lycée ou de collège en une langue autre que l’anglais capable d’enseigner les couleurs à des enfants de CP ou de faire construire le sens d’une vidéo au collège ou au lycée dans la langue qu’il enseigne. Cette omission des langues autres que l’anglais est désolante, puisque, même si l’anglais est en position presque hégémonique dans les écoles élémentaires (89% en 2010), dans les collèges et lycées, un très fort pourcentage d’élèves étudie heureusement une autre langue vivante. Le Ministère viserait-il à accréditer l’idée que l’apprentissage des langues vivantes pourrait se réduire à celui de l’anglais qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
On a malheureusement l’impression que l’institution, après l’avoir imposé, ne croit plus à l’enseignement communicatif et/ou actionnel des langues vivantes, qu’elle nous dit avec un grand mépris pour les élèves, les enseignants et le savoir : « Amusez-les, faites en sorte qu’ils ne s’ennuient pas dans vos cours, faites du ludique, employez les TICE, pour qu’ils aient l’impression qu’ils apprennent une langue, qui ne saurait être que l’anglais, la langue qui leur permettra de commander un hamburger et un soda à Hambourg, Milan ou Dubai ». C’est évidemment pour une tout autre politique des langues que nous nous battons.