Recruter les professeurs au rabais : quelles promesses pour la jeunesse ? Le ministère de l’Education Nationale s’apprête à publier un arrêté réformant, pour la troisième fois en une dizaine d’années, le recrutement et la formation des professeurs de collèges et lycées.
Alors que les citoyens auraient été en droit d’attendre qu’il consacre toute son énergie à gérer correctement les conséquences de la crise sanitaire, Jean-Michel Blanquer profite au contraire cyniquement de celle-ci pour faire passer des mesures sans aucune concertation, comme l’a déjà fait avant lui sa collègue de l’enseignement supérieur et de la recherche avec la loi de programmation sur la recherche, unanimement rejetée par le milieu académique et scientifique et néanmoins imposée de force. Les universités et les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspe), en charge de la formation des futurs enseignants et de la préparation du concours du CAPES, sont sommés d’improviser au fil des informations distillées des maquettes en vue de la rentrée 2021-2, sans même connaître le contenu exact de la réforme qu’ils doivent appliquer... Cette précipitation, qu’elle soit le résultat de l’amateurisme du ministère ou d’un calcul politique (ou des deux à la fois), aboutit au même résultat, lourd de conséquences : l’impossibilité de discuter sereinement d’une réforme majeure pour l’avenir de la jeunesse et du système éducatif, donc pour la société tout entière.
Deux nouveautés sont particulièrement inquiétantes, dans les épreuves du concours du CAPES et dans l’organisation des deux années de master MEEF qui préparent à ce concours. Sur les quatre épreuves, qui jusqu’alors vérifiaient à la fois les compétences disciplinaires et la maîtrise de la mise en œuvre pédagogique, une épreuve orale à fort coefficient consisterait désormais en un entretien de motivation non disciplinaire, qui aboutirait sans doute à réciter un catéchisme, réduisant d’autant la possibilité d’évaluer les connaissances que le futur professeur devra transmettre à ses élèves, et ce dans l’ensemble des disciplines qu’il devra enseigner. Par ailleurs, dans la nouvelle organisation du master, les étudiants devraient, au cours de la deuxième année, cumuler la préparation du concours, la rédaction d’un mémoire de recherche, et un stage très lourd devant plusieurs classes, alors que jusqu’à présent ce stage s’effectuait une fois le concours obtenu, laissant à l’enseignant en formation le temps et la disponibilité pour apprendre véritablement le métier. Cela offrirait au ministère de gros bataillons de stagiaires scandaleusement sous-payés – peut-être est-ce là la vraie raison, purement comptable, de cette réforme – mais mettrait devant les élèves des enseignants dont le niveau disciplinaire n’aurait pas encore été évalué, et dont la charge de travail rendrait impossible l’investissement nécessaire dans la préparation des cours et l’apprentissage du difficile métier d’enseignant. Les premières victimes en seraient les élèves et les jeunes enseignants, sacrifiés sur l’autel de la rigueur budgétaire.
Ne nous y trompons pas : ces changements, qui peuvent apparaître techniques, mineront en profondeur la qualité de l’enseignement qui sera offert aux futures générations. Les professeurs n’exercent pas un métier comme les autres : ils forment les adultes et les citoyens de demain. Ils sont porteurs d’un savoir qu’ils transmettent à leurs élèves, souvent avec passion, et ce savoir doit plus que jamais être défendu comme une valeur centrale de l’enseignement, à l’heure où il est menacé de toutes parts par des « vérités alternatives » portées par des groupes et des individus prêts à les imposer par la violence et même le crime. Ce savoir ne s’oppose pas à l’apprentissage de la didactique, mais est au contraire le socle indispensable d’une pédagogie solide qui permet au professeur de transmettre les connaissances et de former à l’esprit critique les futurs citoyens. Affaiblir le premier au prétexte de renforcer le second, au nom d’une professionnalisation mal pensée, prétexte depuis si longtemps à tous les mauvais coups portés à la formation des enseignants, est une absurdité qui ne conduira qu’à affaiblir cet équilibre nécessaire.
Quels professeurs voulons-nous pour les générations de demain ? Des techniciens de l’enseignement, formés et évalués suivant un système de compétences transdisciplinaires qui tendent à se substituer aux contenus et méthodes de nos disciplines, immédiatement employables et à qui l’on demandera simplement de restituer un savoir officiel, dûment contrôlé ? Ou des professeurs maîtrisant pleinement leurs savoirs et capables à partir là de construire une pédagogie adaptée à leurs élèves ? En amputant drastiquement la part de contrôle des connaissances dans les épreuves du CAPES, en réduisant la formation disciplinaire des futurs enseignants, en sacrifiant leur année de stage pour faire des économies budgétaires, le ministère a fait un choix lourd de conséquences, qui n’a pas fait l’objet d’un débat public contradictoire L’enjeu est aussi celui de l’attractivité du métier d’enseignant pour nos bons étudiants, du rôle de l’Université dans la formation des maîtres et celui de la revalorisation symbolique et matérielle des professeurs. Recruter au rabais, qu’est-ce promettre à la jeunesse ? C’est pourquoi nous demandons que cette réforme mal préparée soit reportée et précédée d’une large et réelle concertation avec tous les acteurs du secteur éducatif, et non pas imposée à la va-vite dans le contexte de crise sanitaire actuel.