Compte rendu : Construire la compétence lexicale avec les mots-amis. Quelle place pour le cotexte en didactique ? d’Anne Sardier

Compte rendu de lecture rédigé par Dorota Sikora paru dans le numéro 3/2021 des Langues Modernes
samedi 23 juillet 2022

Présentation et résumé

L’ouvrage d’Anne Sardier, Construire la compétence lexicale avec les mots-amis. Quelle place pour le cotexte en didactique ? [1], est consacré à l’enseignement du vocabulaire en langue première [2]. L’Auteure expose et discute une démarche complète mise en œuvre dans un collège montréalais, avec un retour d’expérience à la fois critique et prospectif, qui porte non seulement sur tel ou tel mot à apprendre, mais surtout sur le développement de la compétence lexicale à l’aide des stratégies exploitant le cotexte. Or, une compétence lexicale ainsi acquise en langue maternelle et l’ensemble de stratégies mobilisées sont précieuses dans l’apprentissage de langue seconde.

Le livre est organisé en trois parties. La première, intitulée « Comprendre la compétence lexicale », compte quatre chapitres qui exposent et justifient les bases théoriques, les notions et les points de vue à la fois didactiques et linguistiques de l’approche intégrative et interactive proposée par l’Auteure. Cette perspective s’explique par la nature même de l’objet des enseignements lexicaux : le lexique d’une langue n’est pas simplement une liste de mots, mais un système d’éléments multiples – sémantiques, morphologiques et syntaxiques – fortement interconnectés et interdépendants. En effet, si le sens d’une unité du lexique est décisif pour les relations (de copolysémie [3], de synonymie, d’antonymie, d’hyperonymie, etc.) que celle-ci noue avec d’autres lexies, il est tout aussi indissociable des propriétés combinatoires qui se manifestent dans les structures syntaxiques. Par un mouvement inverse, les lexèmes liés par des relations syntagmatiques au sein d’une structure linguistiques sont responsables de modifications que subit, dans le discours, le sens de base. Ainsi, les collocatifs verbaux couper et grignoter opèrent des ajustements dans le sens de gâteau [4]. De même, les procédés dérivationnels récurrents relevant traditionnellement du niveau d’analyse morphologique sont en réalité tributaires du sens lexical inscrit dans la base de dérivation : pour être qualifié de déci-deur, il ne suffit pas de décider par exemple de se lever à 6 heures du matin. Décideur est bien un dérivé morphologique de décider, mais seulement lorsque celui-ci est pris dans un sens particulier de ‘avoir un pouvoir décisionnel’. Si l’on peut aussi bien monter une côte et monter un meuble, le verbe donne lieu à des nominalisations différentes.

Pour introduire les élèves dans ce système complexe d’interdépendances, la démarche didactique se doit – souligne A. Sardier – d’être intégrative : il faut en effet prendre en compte simultanément ces différentes structures en interaction. On voit dès lors mieux les raisons d’un enseignement lexical explicite (direct) : des séances clairement dédiées aux unités du lexique permettront aux élèves non seulement d’enrichir leurs connaissances en apprenant des mots nouveaux, mais également – et peut-être surtout – de mettre en place des stratégies d’analyse et d’apprentissage indispensables pour construire et développer leur compétence lexicale. De plus, les élèves d’une classe forment une communauté de locuteurs. Des discussions, des échanges, des désaccords pour un accord élaboré sur des mots particuliers – certes, soutenus par des étayages – attirent l’attention sur des réalités souvent peu ou pas du tout conscientisées, et encore moins verbalisées. C’est parce qu’elle préconise de favoriser les interactions en classe « pour parler des mots » que l’approche élaborée par A. Sardier est qualifiée d’ interactionniste.

Les deux premiers chapitres exposent des éléments de réflexion permettant de prendre une certaine distance par rapport aux pratiques proposés par les manuels. En effet, conformément aux textes officiels, la place accordée au vocabulaire dans l’enseignement de français est de plus en plus importante. Néanmoins, les démarches repérées dans les ouvrages scolaires se concentrent souvent sur un aspect particulier plutôt que sur l’ensemble des paramètres lexicaux. Ainsi, en proposant une réflexion sur les procédés de dérivation constructionnelle, l’élève est amené à aborder une famille morphologique à travers les formes signifiantes – diriger, par exemple, permet de forger directeur, directrice, direction, etc. – sans pour autant s’arrêter sur les conditions sémantiques sous-jacentes. Or, diriger un troupeau vers le pré n’est pas nécessairement l’affaire d’un directeur ni d’une directrice. À l’opposé, une didactique plus référentielle souvent présente dans les manuels pourrait laisser croire que le lexique d’une langue réunit les étiquettes à apposer sur les choses du monde. Il est dès lors utile de la compléter par des considérations sur les différents liens paradigmatiques et syntagmatiques qu’une dénomination telle fauteuil entretient avec siège, chaise, tabouret, etc. Comme le souligne l’Auteure, les manuels sont incontestablement utiles, mais c’est à travers une mise au jour de leurs limites que l’on aperçoit le besoin d’une didactique intégrative.

C’est également dans une perspective de mise à distance réflexive pour proposer aux élèves des activités structurantes pour construire leur compétence lexicale que le chapitre 2 offre un panorama des principales approches intégratives de la linguistique contemporaine. Celles qui sont retenues pour discussion ont en commun de placer le sens au centre du système linguistique. Si elles diffèrent par les méthodes d’analyse et par les modélisations proposées, elles ont le mérite de montrer toute la diversité des articulations entre le système lexical et les différents aspects (morphologique, syntaxique, cognitif, etc.) de son fonctionnement dans la langue.

Les chapitres 3 et 4 de la première partie sont consacrées aux deux notions clés de l’approche élaborée par A. Sardier : celles de cotexte et de compétence lexicale. En résumant les différentes positions linguistiques face à la notion quelque peu fuyante de contexte et de ses limites, l’Auteure en sélectionne des paramètres pertinents pour l’enseignement lexical. On distingue ainsi (p. 81) entre des contextes extérieurs au texte étudié (un tel contexte est fait de choix pédagogiques, de relations en classe, de connaissances individuelles des élèves, de leur progression, etc.), le contexte textuel qui dépasse la structure phrastique du mot à l’étude, et le cotexte, c’est-à-dire l’environnement immédiat de ce dernier à l’intérieur de la phrase, celui-là même qui réunit ses mots-amis (unités lexicales sémantiquement pleines). La question de la compétence lexicale, discutée dans le chapitre 4, ne peut être dissociée des processus d’appropriation et de mémorisation. Pour mémoriser un mot nouveau, l’élève doit, dans un premier temps, se l’approprier, c’est-à-dire traiter, comprendre et intégrer dans ses connaissances toutes les informations (phonologiques, sémantiques, syntaxiques, etc) relatives à ce lexème. La compétence lexicale, que les différents textes officiels présentent de manière peu homogène, est dès lors définie comme la capacité d’accéder et d’utiliser à bon escient le vocabulaire que l’on s’était préalablement approprié. Si une didactique du lexique a pour objectif le développement de la compétence lexicale, elle doit aider l’élève à mémoriser les nouveaux items, sans oublier de lui fournir ensuite les occasions de le réutiliser. Avec, en filigrane, l’idée que pour chacune de ses acquisitions lexicales, les élèves doivent être constamment en mesure de réviser et de rajuster son interprétation en fonction de facteurs situationnels, cotextuels et contextuels.

La deuxième partie, intitulée « La sélection des unités lexicales sur lesquelles travailler » et composée de cinq chapitres, rapporte la mise en place du dispositif C’est également dans une perspective de mise à distance réflexive pour proposer aux élèves des activités structurantes pour construire leur compétence lexicale que le chapitre 2 offre un panorama des principales approches intégratives de la linguistique contemporaine. Celles qui sont retenues pour discussion ont en commun de placer le sens au centre du système linguistique. Si elles diffèrent par les méthodes d’analyse et par les modélisations proposées, elles ont le mérite de montrer toute la diversité des articulations entre le système lexical et les différents aspects (morphologique, syntaxique, cognitif, etc.) de son fonctionnement dans la langue. didactique pour le lexique conçu et mis en pratique par l’Auteure et ses collaborateurs. Il convient de préciser que cette démarche pédagogique s’appuie sur un travail de terrain, mené en collaboration avec les enseignants, en classe de 6 e du Collège français Stanislas à Montréal. La première tâche est celle du choix des unités lexicales à enseigner. Trois critères sont retenus : la fréquence, la familiarité et les textes littéraires prévus au programme de français pour les élèves québécois. Ainsi, le travail lexical a été réalisé sur six mots du vocabulaire des religions repérés dans les textes littéraires à étudier par les élèves. Il s’agit de textes religieux dits fondateurs de différentes cultures et les mots retenus sont les suivants : péché, châtiment, épreuve, miséricorde, déluge, arche. La deuxième tâche préparatoire pour la séquence pédagogique consiste à délimiter leur polysémie, en analysant les définitions lexicales et les exemples d’emploi extraits de deux dictionnaires. Le chapitre 3 présente décrit le déploiement du dispositif dans deux classes participant à l’expérimentation. Dans la classe A, le travail sur le cotexte a été réalisé de manière non seulement explicite, mais avec la participation des élèves, étayée par l’enseignant. L’enseignant de la classe B se chargeait des explications cotextuelles nécessaires, sans engager de discussion lexicale dans la classe.

Si le vocabulaire d’un élève s’organise par une multitude de liens, la démarche didactique proposée accorde la priorité au sens des mots ciblés, avec un travail explicite sur leur polysémie, et aux liens syntagmatiques qui se manifestent dans le cotexte de chacune de ses acceptions, c’est-à-dire dans leurs combinatoires. Par exemple, l’épreuve que l’on subit et celle qu’on passe lors d’une compétition ne s’emploient pas, en effet, avec les mêmes verbes : ces deux acceptions (sans en oublier d’autres, puisque épreuve est hautement polysémique) apparaissent dans des cotextes différents. L’hypothèse de travail retenue par l’Auteure consiste à admettre que l’accès au sens se fait par recours aux informations lexicales présentes dans le cotexte justement. L’élève parvient à s’en servir pour découvrir le sens d’un mot inconnu, s’il est à même de repérer les indices cotextuels pertinents, c’est-à-dire de structurer le cotexte.

L’organisation des séances de classe, leurs étapes successives et les objectifs de ’enseignant à chaque stade sont exposés et discutés en relation avec les bases théoriques adoptées dans la première partie. Un enseignement lexical explicite des unités choisies doit conduire à la fois à l’apprentissage de ces dernières, mais également au développement des stratégies qui font partie de la compétence lexicale de chaque locuteur. Enfin, l’ensemble des productions orales et écrites des élèves recueillies à des étapes particulières de ce travail lexical, les enjeux des discussions avec les élèves et des étayages, les questionnaires et leurs objectifs sont également présentés dans la deuxième partie.

L’apport du dispositif de structuration du cotexte est rigoureusement vérifié et évalué par l’Auteure dans la partie 3. Des évaluations réalisées dans la phase initiale du parcours didactique, pendant son déroulement, puis un an après sa fin, lorsque les élèves sont dans des classes supérieures, permettent d’observer d’importants changements dans leurs stratégies d’accès au sens. En effet, si au début, les élèves s’appuyaient sur leurs connaissances personnelles pour comprendre des mots inconnus, un travail systématique sur le cotexte leur permet d’utiliser les données lexicales présents dans le texte. Des effets positifs pour ce qui est de la compréhension des textes et de la justification des hypothèses sémantiques élaborées, ainsi que pour le ré-emploi, sont manifestes dans les écrits des élèves. Le recours au cotexte dans le calcul du sens est prédominant au bout d’un an pour les enfants ayant suivi le dispositif : ils s’appuient systématiquement sur les informations que l’on peut tirer de l’environnement immédiat du mot analysé. Il est intéressant de souligner que le mode de travail direct ou indirect sur le cotexte semble peu jouer, puisque les différences observées dans les réponses des élèves des classes A et B lors des évaluations à mi-parcours et au bout d’un an s’avèrent peu significatifs. En revanche, les post-tests montrent un écart important par rapport à leurs camarades n’ayant pas du tout bénéficié du dispositif. On en conclut que quel que soit le mode de travail sur le cotexte, les apprenants en sont « mieux armés pour interpréter de manière cohérente le sens d’une nouvelle unité lexicale » (p. 262). Notons qu’un enseignement lexical direct et explicite, relayé dans des activités plus diffuses, se révèle particulièrement bénéfique pour des élèves fragiles, disposant de connaissances personnelles plus modestes, qu’ils ont ainsi appris à compenser par le recours aux relations fournies par la langue elle-même. Le chapitre 6, qui clôt à la fois la partie 3, et le livre expose des propositions pour la formation des enseignants d’une part, et pour la classe de l’autre. En annexe, le lecteur trouvera des textes et des supports de cours travaillés avec les élèves, ainsi que leurs productions écrites d’évaluation dont l’analyse conduit l’Auteure aux conclusions finales.

Évaluation de l’ouvrage

Le livre d’A. Sardier est un apport marquant pour la réflexion sur l’organisation d’un enseignement raisonné et structuré du vocabulaire en langue maternelle, postulé depuis longtemps par les chercheurs (voir à titre d’exemple Picoche, 1993 et 2007 ; Grossmann et Plane, 2008 ; Grossmann, 2011 ; Tremblay et Polguère, 2014). L’un de ses principaux mérites – certainement pas le seul – est de construire des ponts entre la recherche et les pratiques de classe. L’articulation des trois parties permet de comprendre et d’évaluer la pertinence d’une approche qui relie linguistique et didactique du vocabulaire en langue maternelle, tout en assurant une transposition harmonieuse des bases théoriques à un parcours didactique soigneusement construit, rigoureusement mené et scrupuleusement évalué à ses différentes étapes. Ainsi, il est possible pour le lecteur de comprendre les choix qui guident l’Auteure dans la démarche qu’elle propose, l’architecture générale du dispositif, ainsi que la construction des supports et leur place dans les activités déployées en classe. De nombreuses données sont fournies dans les annexes, ce qui non seulement permet de suivre et de vérifier soi-même les conclusions qu’en tire l’Auteure, mais d’en formuler d’autres sur des points qui ne font pas forcément l’objet de l’exposé.

Le dispositif élaboré et exposé par A. Sardier a été mis en œuvre dans un collège montréalais. Il est donc organisé en fonction d’un programme scolaire québécois et vise un vocabulaire pertinent pour ce contexte. Néanmoins les six mots qui servent à illustrer la méthode adoptée peuvent être remplacés par ceux dont un enseignant a besoin pour mettre en place un enseignement lexical adapté à ses propres élèves ; les documents présentés par l’Auteure se prêtent également à de multiples adaptations. Car l’intérêt inestimable du livre est là : il expose une façon de faire construite avec un objectif de fournir aux élèves des outils d’analyse et de compréhension, de les aider à prendre en main leurs propres apprentissages lexicaux. Le lexique d’une langue compte des centaines de milliers d’unités qu’aucun parcours scolaire ne permettra jamais de s’approprier in extenso. Comment le pourrait-il, puisqu’aucun locuteur natif d’une langue, quelle qu’elle soit, n’est en mesure de les connaître toutes ? L’enjeu essentiel d’un enseignement lexical est de développer des stratégies d’accès au sens et d’apprentissage, qui permettent aux locuteurs de développer leur vocabulaire de manière autonome tout au long de leur vie, en y incluant des vocabulaires de spécialité, s’il en a besoin. On l’aura compris : au-delà du français langue maternelle, il y va des acquisitions dans d’autres disciplines, car elles ont toutes recours à des termes spécifiques, employés dans des cotextes qui leur sont propres, et qui eux aussi font partie du lexique d’une langue. S’agissant de L2, il faut certes se garder d’amalgames : apprendre des mots d’une langue étrangère, ce n’est pas comme s’approprier ceux auxquels on est exposé dès la naissance dans un environnement familial et social. Et pourtant : « l’apprentissage d’une L2 peut être vu comme tout autre processus de traitement de l’information » (Cyr, 1998, p. 5). Or, le traitement de l’information, y compris des données lexicales dans leurs articulations avec la grammaire d’une langue, ne se fait pas à mains nues. Pour l’assurer, l’apprenant a besoin d’outils et d’un savoir-faire linguistique, qui lui permettront de construire et de structurer ses connaissances, d’autant plus que de nombreuses stratégies d’apprentissage reposent sur le recours à la langue maternelle (Oxford, 1990). Après tout, on le sait depuis des siècles : au commencement de tout, il y a toujours un mot. Même si celui-ci n’est pas forcément un verbe.

Références bibliographiques

CYR, Paul. Stratégies d’apprentissage. Paris : CLE international, 1998.

GROSSMAN, Francis. « Didactique du lexique : état des lieux et nouvelles orientations ». In Pratiques, vol. 149-

150, 2011, p. 163-83.

GROSSMAN, Francis, et Sylvie PLANE, éditeurs. Les apprentissages lexicaux. Lexique et production verbale. Lille :

Presses Universitaires du Septentrion, 2008.

KLEIN, Wolfgang. Second Language Acquisition. Cambridge : Cambridge University Press, 1995.

OXFORD, Rebecca L. Language Learning Strategies - What Every Teacher Should Know. New York : Newbury

House Publishers, 1990.

PICOCHE, Jacqueline. Didactique du lexique. Paris : Nathan, 1993.

PICOCHE, Jacqueline. Enseigner le vocabulaire. – La théorie et la pratique. Paris : Édition Allouche, 2007.

POLGUÈRE, Alain. « A Lexicographic Approach to the Study of Copolysemy Relations ». In Russian Journal of

Linguistics, vol. 22, no 4, 2018, p. 788—820, https://doi.org/10.22363/2312-9182-2018-22-4-788-820.

TREMBLAY, Ophélie, et Alain POLGUÈRE. « Une ontologie linguistique au service de la didactique du lexique ».

SHS Web of Conferences, vol. 8, 2014, p. 1173-88, https://doi.org/10.1051/shsconf/20140801383.


[1Sardier, Anne. Construire la compétence lexicale avec les mots-amis. Quelle place pour le cotexte en didactique ? Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2020. Préface de Francis Grossmann. (332 pages).

[2Tout au long de ce compte rendu, nous considérerons comme équivalents les termes de langue première (L1 au sens défini par Klein, 1995) et langue maternelle d’une part, ceux de langue seconde (L2, toujours dans la perspective acquisitionnelle de Klein) et de langue étrangère.

[3Pour la notion de copolysémie et de copolysème, voir Polguère (2018).

[4Les exemples de ce paragraphe sont les nôtres.