Lorsque fin mai j’ai écrit une première version de ma note, j’ai souligné qu’elle était rédigée dans un contexte éducatif chargé. Celui‑ci était caractérisé par plusieurs changements récents de ministres, la préparation d’autres réformes portant sur l’enseignement, primaire et secondaire, sur le recrutement des enseignants avec l’annonce de la suppression des INSPE au profit de nouvelles « écoles normales ». J’étais alors loin de me douter que ces réalités allaient paraître bien pâles en comparaison avec la situation actuelle.
Mon intention initiale était de commenter l’audience au ministère que l’APLV avait sollicitée, conformément à la décision prise lors du CA du 20 janvier 2024. Après avoir hésité, je pense qu’il est important de maintenir mon intention initiale et de livrer quelques éléments d’analyse inspirés par cette audience. Cette audience permet en effet de mieux cerner les idées qui circulent dans les sphères des décideurs ministériels, telles que le transfert de pouvoirs aux autorités locales ou l’articulation entre réalités nationales et internationales. Nul ne sait actuellement ce que l’avenir sera, mais ces questions sont susceptibles d’être prises en compte d’une manière ou d’une autre par le nouveau gouvernement qui sera formé en juillet, quelle que soit son étiquette. Bien entendu, nous solliciterons à nouveau une audience dès que le prochain ministre chargé de l’éducation sera nommé.
La rencontre s’est déroulée le 23 mai en fin d’après‑midi et a duré 1 h 30 environ [1]. Notre objectif était d’affirmer l’engagement de notre association, de présenter ses priorités et de nous informer sur les réformes en cours. Le compte rendu de cette réunion est consultable en ligne (https://www.aplv‑languesmodernes.org/spip.php?article10494).
Une bonne écoute
Sur un plan global, il apparait d’abord que nos positions concernant l’enseignement de langues ont pu être exposées dans de bonnes conditions. Rappelons brièvement qu’elles concernent entre autres la question des langues et des territoires, la préservation de la diversité de l’offre, la formation des professeurs des langues vivantes étrangères et régionales (LVER) et la pertinence de l’évaluation Eva@lang [2] au regard des programmes. Nous espérons bénéficier de conditions d’écoute similaires lors de la nouvelle rencontre que nous allons solliciter auprès du prochain ministère.
« L’Éducation nationale ne peut pas tout faire toute seule. »
Si l’audience s’est déroulée dans une ambiance cordiale, plusieurs points évoqués par la représentante du ministère, Catherine Moalic, conseillère territoires au cabinet de la ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, nous ont particulièrement interrogés et je me propose de les détailler ici, d’autant plus qu’ils reflètent des tendances dont un certain nombre sont susceptibles d’être poursuivies.
Nous avons, dans un premier temps, été surpris d’être reçus par la conseillère chargée des territoires. En lien avec le portefeuille qui lui a été confié, celle‑ci a souligné à plusieurs reprises : « l’Éducation nationale ne peut pas tout faire toute seule ». En effet, selon notre interlocutrice, la tâche de former et d’éduquer, face aux changements sociétaux importants de ces dernières décennies et aux attentes des familles, est devenue particulièrement complexe. Aussi l’école se doit d’être ouverte et de travailler en étroite collaboration avec ses différents partenaires, afin d’éviter par exemple que des instances différentes traitent des mêmes problématiques sans se concerter, ce qui peut conduire à des redondances inutiles.
La problématique de la répartition des responsabilités et des financements entre l’État et les différentes régions abordée par la conseillère est une question vive qui se pose dans un certain nombre de pays européens. En Italie par exemple, le transfert de compétences est à l’ordre du jour. « Giorgia Meloni lance une nouvelle étape de la décentralisation en Italie », titre les Échos le 24 janvier 2024. En effet, la présidente du Conseil soutient une « autonomie différenciée » pour les régions, qui pourront négocier avec l’État central le transfert de nombreuses compétences, dont l’éducation.
« Il nous faut convaincre. »
Pour Mme Moalic, qui a été DASEN (Directrice Académique des Services de l’Éducation Nationale) du département des Ardennes, Grand‑Est, c’est à l’échelle des territoires que la possibilité de poursuivre une langue débutée à l’école peut se réaliser. La représentante du ministère insiste également sur l’effet dynamique pour le premier degré de la loi du 21 décembre 2021 qui crée la fonction de directrice ou de directeur d’école en tant notamment que pilote du projet pédagogique de son établissement [3]. Un nombre conséquent d’écoles prennent ainsi position en faveur des LVER. La gouvernance dans chaque académie par la commission académique sur l’enseignement des langues vivantes étrangères est également dynamisée. Cette instance est essentielle selon elle, car si le niveau national donne une impulsion, c’est dans les territoires qu’on mesure les faiblesses, qu’on apprécie les leviers et qu’on est à même de traiter la question de la cohérence des parcours en langue. À l’évidence, le ministère alors en place accordait une importance de premier plan aux gouvernances infra‑académique et académique.
De notre point de vue, l’articulation des niveaux national et régionaux est une orientation intéressante qui risque de revenir à l’ordre du jour dans les années à venir. Elle constitue un exercice d’équilibre délicat qui est loin de faire consensus. C’est peut‑être ce qui en arrière‑plan colore le propos de Mme Moalic lorsqu’elle déclare : « Il nous faut convaincre. […] Il faut que chacun prenne ses responsabilités pour la formation et l’éducation de la jeunesse ». En d’autres termes, former et éduquer n’est plus uniquement du seul ressort d’une institution centrale. La question qui se pose est de savoir si la politique territoriale dont elle a ébauché les contours ne traduit pas une volonté de désengagement – financier notamment – de l’État et si la territorialisation n’entrainerait pas au nom de l’équité un accroissement des inégalités entre les différents territoires en fonction de leur richesse.
Qu’en serait‑t‑il alors de l’enseignement des langues ? Serait‑t‑il lié uniquement aux réalités sociales, économiques ou culturelles locales aux dépens de l’intérêt des élèves ? C’est une question importante qu’il faut évidemment se poser. L’école publique, en se concentrant sur les fondamentaux dont l’anglais fait désormais partie, minore l’importane du pluriliguisme et risque de voir se détourner les parents conscients des enjeux de la maîtrise de plusieurs langues vivantes pour l’avenir professionnel de leurs senfants. La diversité de l’offre des langues est un enjeu majeur indépendant des politiques territoriales.
Une entrée culturelle et actionnelle dans l’enseignement des LVER mais une sortie linguistique et « fragmentée »
Le test de positionnement Ev@lang pour l’anglais fait partie du plan de préparation à l’évaluation PISA de 2025, que les élèves doivent passer au collège en troisième. Il fait partie du plan d’attaque ministériel mis en place dès 2022 [4] qui prend en partie appui sur un document cadre publié par l’OCDE [5] dont l’objectif est l’amélioration des performances des élèves en France. Dans ce plan, l’anglais occupe une place de premier plan censée être modélisante pour les autres langues.
Un point nous interpelle : en effet, le test Ev@lang est en contradiction avec l’enseignement actionnel et les objectifs portés par les textes institutionnels. Les programmes d’enseignement des langues s’organisent à l’école primaire comme dans l’enseignement secondaire autour d’entrées culturelles et de séquences d’apprentissage fortement contextualisées, à la fois par leurs thématiques et les projets que les élèves doivent réaliser. Or, Ev@lang propose en guise de sortie des QCM décontextualisés axés sur la langue et les activités langagières compartimentées. ll s’agit là d’une contradiction forte, qui n’a pas donné lieu à commentaire de la part des représentants du ministère.
« On demande tellement aux enseignants. »
La problématique de l’attractivité du métier d’enseignant est avec justesse mise en avant par notre interlocutrice. Cependant, l’attractivité est en grande partie liée à une revalorisation salariale. Or, ce n’était pas à l’ordre du jour. Il était envisagé de placer les concours en troisième année de licence afin de renforcer, a déclaré le président de la République, à la fois l’attractivité du métier et la professionnalité des enseignants, le plus tôt possible. Pour résoudre les problèmes, un retour aux écoles normales qui seraient « les écoles normales du xxie siècle [6] », a été prôné. Mais ce choix sera‑t‑il maintenu ? Est‑ce bien là une solution pour l’avenir ?
On peut en effet légitimement se demander si la référence à un passé qui paraît rétrospectivement plus simple, dénué des complexités et des contradictions contemporaines, n’est pas l’expression d’une nostalgie. Le risque est une mise en tension potentielle entre passé et avenir, mais aussi entre un possible formatage national simplifié/simplificateur des enseignants et une déclinaison locale, infra‑académique et académique des parcours éducatifs et linguistiques.
Dans la situation actuelle, la plus grande incertitude est de mise. Qu’en sera‑t‑il par exemple de la place des LVER dans la formation des enseignants ? Il convient aussi de souligner le fait que réformer la formation des enseignants semble trop souvent se limiter à « triturer » la formation initiale qu’on décompose et recompose à l’envi au fil des réformes… sans guère se préoccuper de son incontournable corollaire, la formation continue tout au long de la carrière. L’articulation entre ces deux temps de formation serait pourtant indispensable pour accompagner les changements sociétaux dont on parle tant.
Le défi des réformes
Nous n’avons malheureusement pas obtenu de renseignements précis sur les réformes qui risquent de toute façon d’être abandonnées pour d’autres. Quelles que soient la nature et les orientations des réformes qui ne manqueront pas d’être entreprises par les prochains ministères, un équilibre devra être trouvé entre pilotage local et pilotage central, entre pilotage national et pilotage par les tests internationaux, entre la place des langues premières, de l’anglais et des autres langues, entre passé et avenir. Le tout est de savoir où le curseur sera placé, s’il permettra de réduire les contradictions parfois fortes qui résultent à la fois d’aspirations et de prises de positions idéologiques différentes ainsi que de la juxtaposition de plusieurs échelles de gouvernance.