À propos de cette question déontologique, une réflexion sur la différence entre approche communicative et nouvelle perspective actionnelle.
J’ai publié le texte ci-dessous le 16 janvier sur une liste de diffusion de professeurs de langues. Un collègue, que j’appellerai Antoine, y a proposé une fiche pédagogique annonçant les niveaux CECRL visés ainsi que les objectifs linguistiques et culturels travaillés au moyen d’une simulation où ses élèves jouaient les rôles d’un général, d’un médecin, d’un secouriste et d’un responsable d’aide humanitaire. Au cours de la mise en œuvre de sa séquence, un de ses élèves s’est même proposé pour jouer le rôle… d’un chien de secouriste.
J’avais aussitôt réagi sur cette proposition de cette séquence didactique en exprimant des réserves sur les deux aspects suivants :
1) du point de vue moral, le fait qu’une catastrophe humanitaire puisse servir de « prétexte utile » pour susciter l’activité des élèves dans une classe de langue ;
2) du point de vue « technique », le fait que l’on demande aux élèves individuellement de « s’improviser » dans ces différents rôles dans l’abstrait, alors que sur le terrain, c’est de professionnalisme, de coordination collective et de moyens concrets dont les victimes ont besoin.
Une autre collègue, que j’appellerai Sophie, réagissait à son tour aussitôt sur la liste :
Il me semble que tout ne peut être « prétexte » à didactisation, et que dans « jeu de rôle » il y ait « jeu » me pose problème. Pourtant, il me semble aussi que si la « tâche finale » se reliait à une écriture/action/parole qui concrétiserait la solidarité d’une aide réelle, je verrais alors la chose différemment. (souligné dans le texte)
Se sont trouvés ainsi posés les termes d’un débat déontologique que j’ai poursuivi sur la même liste en y publiant le texte ci-dessous. À la demande de la Directrice éditoriale du site de l’APLV, j’ai accepté qu’il soit reproduit sur aplv-languesmodernes.org, avec quelques modifications mineures, principalement de style.
Je rebondis sur ce qu’a écrit Sophie et ce que proposait Antoine pour rappeler ce qui à mon avis constitue la différence essentielle entre l’approche communicative et la nouvelle perspective actionnelle. Au risque de me faire accuser à mon tour d’exploiter ce drame que vit actuellement Haïti pour dans mon cas non pas faire parler les élèves (je n’en ai plus), mais faire une mise au point didactique.
– Dans l’approche communicative, il s’agit de former à l’interaction langagière pour que les élèves puissent communiquer plus tard en société. Pour susciter cette communication entre élèves dans une classe où ils ne sont pas a priori intéressés à communiquer entre francophones en langue étrangère simplement pour apprendre la langue, tout recours à une simulation de situation extérieure à la classe qui soit motivante pour les élèves est bonne à saisir. C’est le cas du tremblement de terre en Haïti, qui émeut forcément les élèves, et qui fait partie de leur actualité médiatique.
– Dans la perspective actionnelle, il s’agit de former à l’action sociale aussi bien en classe que dans la société (cf. CECRL p. 15 : « La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donné, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier. » (je souligne)
En accord avec les finalités éducatives de l’enseignement scolaire français, former un acteur social c’est le former à être à la fois libre et solidaire, critique et responsable, ce qui n’est pas facile, parce que, comme on le voit, ce sont là deux couples antagonistes et pourtant complémentaires.
On peut bien sûr (et on y est bien obligés : on ne peut pas faire du projet réel à longueur d’année) faire réaliser des actions simulées aux élèves en classe. Certaines de ces actions seront plaisantes et légères (et heureusement ! : cela fait aussi partie de la vraie vie...), où les élèves vont comprendre et facilement admettre qu’il s’agit en fait de travailler la langue étrangère agréablement : préparer une parodie de journal télévisé, un voyage organisé fictif, un spectacle, etc. Et les valeurs éducatives pourront malgré tout être mises en œuvre dans de telles activités : on peut faire jouer sa liberté dans une séance de brain storming (liberté de l’imagination) comme sous une dictature (liberté de pensée), mettre en oeuvre la solidarité dans un travail de groupe comme à la guerre, même si bien sûr les enjeux sont très différents.
Et puis il y a des réalités tragiques et lourdes, tel ce drame que vivent présentement les Haïtiens, où je pense que ces mêmes valeurs n’autorisent plus à « jouer », comme le dit justement Sophie, parce que dans ce contexte, cette instrumentalisation heurterait très fortement les valeurs de solidarité et de responsabilité à laquelle nous voulons tout autant former nos élèves.
Il y a des simulations très sérieuses, comme celles que vit un pilote de ligne en formation dans un simulateur de vol, mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure dans l’activité proposée par Antoine.
Si l’on veut inscrire les élèves dans la perspective d’un acteur social par rapport à cette actualité haïtienne, il faudrait impérativement, il me semble, les mobiliser sur des propositions du type :
En tant que Français, vous avez eu connaissance d’informations et d’actions concernant cette tragédie. Vous avez été bouleversés comme moi et comme tous en France. Vous êtes élèves d’allemand (d’anglais, d’espagnol, d’italien, etc.), et vous avez de ce fait une compétence supplémentaire pour vous informer, pour réfléchir et pour agir. Qu’est-ce-que vous pouvez imaginez, qu’est-ce que vous me proposez, qu’est-ce qu’on peut imaginer collectivement dans les tout prochains jours pour faire valoir cette compétence supplémentaire de manière à mieux vous informer les uns les autres, mieux réfléchir ensemble, et mieux agir collectivement dans les jours qui viennent ?
Voilà pour la solidarité et la responsabilité, dans le temps de l’urgence. Et l’urgence est telle qu’elle devrait mobiliser les différentes compétences langagières des élèves (les différentes langues qu’ils apprennent, les différentes cultures auxquelles ils appartiennent, pour certains, et auxquelles ils sont confrontés dans leur apprentissage de langues étrangères, pour tous), ainsi que leurs différents professeurs de langue) : cf. la « compétence plurilingue et pluriculturelle » du CECRL.
Pourra venir ensuite, dans quelques semaines ou quelques mois, le temps du citoyen libre et critique. Et là, l’approche communicative et la méthodologie active (celle qui donne encore le modèle de l’évaluation au baccalauréat, celle du commentaire détaillé de textes) retrouveront toute leur pertinence : j’ai toujours milité pour un maintien en actualité de toutes les orientations didactiques disponibles, qui peuvent se révéler chacune utile à certains moments. Il s’agira par exemple de comparer en classe le traitement de cette tragédie par des médias différents (français et étrangers) :
Quelles informations données, quelles valeurs affichées, quels « ressorts » psychologiques sollicités, quelles connotations historiques suggérées, quelles récupérations politiques tentées, quelles conclusions en tirer pour l’avenir ? Et si nous pensons correctes nos analyses, comment les faire connaître et les confronter avec celles d’autres classes d’autres langues en France et dans d’autres pays ?
Un « acteur social », dans la société mondialisée qui est la nôtre, doit forcément réfléchir et agir au-delà de son pays, de sa langue et de sa culture. Nos élèves fonctionnent désormais sur le mode du réseau virtuel. À nous, enseignants de langue, de le leur faire élargir à la nouvelle dimension planétaire, celle que les informations sur la catastrophe haïtienne, s’il en était besoin, leur auront fait vivre... mais en leur faisant sentir qu’au-delà des textes et images numériques de leurs ordinateurs ou portables et au-delà des simulations pédagogiques en classe, il y a la vie réelle avec de la chair, de la souffrance et des larmes. Et la vraie mort.
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Sur la question de l’éthique/déontologie dans l’enseignement-apprentissage des langues vivantes étrangères :
– L’APLV a publié dans les années passées deux numéros qui abordent directement ou indirectement les questions posées par la publication de cette fiche pédagogique : "L’éthique" (n° 3/1994), et 2/2006, "Enseigner le mal ?" (n° 2/2006). Ces deux numéros peuvent être commandés au siège de l’association. Bulletin de commande.
– Articles portant sur la question de l’éthique et disponibles en accès libre sur le site de l’APLV :
* Chantal FORESTAL : « Pour une compétence éthique et déontologique en Didactique des langues-cultures »
* Chantal FORESTAL : « La dynamique conflictuelle de l’éthique. Pour une compétence éthique en didactique des langues-cultures »
* Christian PUREN : « Ethique et didactique scolaire des langues »
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