Quel multiculturalisme pour quelle société ?

par Pierre Frath
samedi 1er avril 2006

Université de Reims Champagne-Ardenne

Certains des articles du numéro 4/2005 Les Langues pour la cohésion sociale des Langues Modernes développent des conceptions multiculturalistes qui ne sont ni explicitées ni analysées tant elles paraissent naturelles. Ces positions sont très répandues en Europe et aux États-Unis, et elles se développent également en France. Pourtant, il me semble qu’il y a là matière à débat, et c’est pourquoi j’ai proposé au Comité de lecture d’écrire ce court article afin d’ouvrir la discussion avec les lecteurs, qui sont invités à réagir sur le fond.

Quel est le problème ? À mon sens, le multiculturalisme, même s’il se considère comme éclairé et généreux, recèle potentiellement de graves dangers, et cela d’autant plus qu’il est défendu avec passion et en toute bonne foi. Certaines versions véhiculent en effet, qu’on le veuille ou non, une vision tribale de la société, qui entre étrangement en résonance avec le populisme qui séduit une part croissante de l’électorat européen. De là à conclure que le multiculturalisme ne serait que le racisme des classes intellectuelles progressistes, il y a un pas que je ne franchirai pas. Les ressemblances sont troublantes cependant. Le raciste dit à l’Autre : « Je te méprise et je te rejette pour tes différences » ; le multiculturaliste lui dit : « Je te respecte et t’accepte pour tes différences ». Dans les deux cas, les différences sont constatées et considérées comme constitutives de l’être ; et dans les deux cas l’étranger est instrumentalisé. Ce qui compte, à la fois pour le raciste et le multiculturaliste, c’est le regard que nous portons sur lui, et l’impact en retour de ce regard sur nous-mêmes. Le multiculturaliste s’enorgueillit de réagir avec humanité face à l’étranger. Il y trouve une sorte de rédemption, une affirmation de sa supériorité morale (d’où ce ton souvent satisfait de soi des discours multiculturalistes). Le raciste se définit négativement contre les autres ; il rejette le multiculturalisme en le réduisant à une posture.

Les objectifs du multiculturaliste sont charitables, et c’est ce qui le distingue fondamentalement du populiste. Il pense que reconnaître l’Autre dans son identité permettra à ce dernier de mieux vivre, de mieux réussir à l’école, de trouver un meilleur emploi, de mieux se développer intellectuellement, de mieux s’intégrer dans la société, etc. Et peut-être cela peut-il aider, c’est vrai, si cette reconnaissance est reconnaissance de la personne, et non de l’individu en tant que membre d’une communauté. Dans ce dernier cas, le multiculturaliste risque alors de défendre, au fond, une sorte d’apartheid soft, qui veut que l’épanouissement au sein de la société passe d’abord par un épanouissement communautaire. L’acceptation dans la communauté intégrante se fait alors dans un second temps, une fois reconnue l’appartenance à une communauté à intégrer. Avant d’accepter l’étranger, on insiste donc bien sur sa nature d’étranger. C’est certainement prendre une bonne option sur un échec annoncé. En outre, on enferme ainsi l’étranger dans une communauté sans se demander s’il souhaite se définir par rapport à elle. Pourtant, je suis sûr que bon nombre d’immigrés, et notamment les femmes, ne rêvent que d’une seule chose : se libérer de la tradition. Certains états du Canada ont introduit un droit coutumier inspiré de la charia et qui s’applique uniquement aux Musulmans. Les abus sont nombreux surtout envers les femmes, qui commencent à ne plus vouloir être concernées par ce droit-là. En outre, plus généralement, quelle peut-être la valeur du droit dans un pays où chaque communauté a le sien propre. Que se passe-t-il en cas de conflit ? Le citoyen a-t-il le choix ou bien est-il concerné obligatoirement par tel ou tel droit en fonction de sa religion ?

D’une manière générale, c’est la question de l’identité qui est ainsi posée. Chacun semble vouloir revendiquer, pour lui et pour des autres, des identités diverses et variées : religieuses, ethniques, régionales, sexuelles, linguistiques, dans une combinatoire infernale. Or l’identité, c’est la fin de l’humanisme. Un identitaire ne se définit pas en tant qu’individu, en tant que citoyen libre et responsable. Il se définit en tant que membre d’une ou plusieurs communautés. Sa responsabilité est ainsi limitée ; on peut toujours mettre l’un ou l’autre de ses manquements sur le compte de sa propre communauté (« nous, les X, nous sommes comme cela »), ou sur une autre, tenue pour responsable historiquement de telle ou telle atrocité et qui donc justifierait telle ou telle attitude présente. L’identitaire, en plus d’être grégaire et irresponsable, est une victime par nature, même s’il fait partie de la communauté intégrante (voir les récentes élucubrations de certain ancien nouveau philosophe sur le racisme anti-blanc). En somme, je ne suis plus un citoyen, je suis le total de mes déterminismes communautaires.

Le multiculturalisme est dans l’air du temps. Il semble aller dans le sens de l’histoire, et qui sommes-nous pour nous opposer à l’ordre des choses ? Pourtant, toutes ces belles pensées généreuses risquent fort d’être contre-productives, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, comme chacun sait. Une fois les communautés créées dans les esprits, il sera impossible de dire comment elles vont réagir les unes envers les autres. Leurs réactions risqueront alors fort d’être conditionnées par l’aléatoire de l’actualité et les manipulations politiques. Egalement, et peut-être de manière plus déterminante, les mots aimer et respecter sont simplement l’autre face de détester et mépriser. Il existe de nombreux couples lexicaux de ce type : haut et bas, chaud et froid, intérieur et extérieur, amour et haine, respect et mépris qui fonctionnent par antinomie et tirent leur sens de leurs existences réciproques. Ces mots structurent notre pensée, et c’est ainsi que le basculement de l’un à l’autre est quasiment inscrit dans les signes que nous utilisons.

De tout cela, il faudrait en être conscient au moment où l’on propose, le cœur sur la main, l’enterrement de la tradition laïque et universaliste que l’histoire de ce pays nous a léguée. Il est de bon ton de décrier le modèle français, particulièrement chez les Anglophones, qui ont regardé avec jubilation ses récents déboires lors des émeutes dans les banlieues. En quoi ils ont d’ailleurs fait preuve de myopie, car il n’y a guère eu de revendications identitaires « étrangères », ni même religieuses. Le moteur de la révolte était bel et bien le dépit de ne pas pouvoir s’intégrer à la République aussi vite ni aussi bien que les générations précédentes. Paradoxalement, on peut considérer que ces émeutes sont encourageantes pour le modèle français. On ne lui reproche pas d’exister ; au contraire, on lui reproche de ne pas exister avec suffisamment de force. Également, on a eu le sentiment qu’il était attaqué et mis en danger par la négligence d’un gouvernement particulièrement brutal sur le front social, ainsi que par l’arrivisme politique de M. Sarkosy, qui estime légitime de courtiser le vote des éléments les plus réactionnaires de la société.

Même s’il connaît des difficultés, le modèle républicain doit être préservé, et même développé urbi et orbi, car son grand avantage est que lui seul est porteur d’espoir. Le communautarisme mène inévitablement au repli sur soi et à la xénophobie, et ce, malgré les éventuels bons sentiments des uns ou des autres. L’incapacité des Américains à intégrer les Noirs, la marginalisation des Indiens, les difficultés des Latinos, tout cela devrait nous faire réfléchir aux dangers du modèle communautariste. Aucun des nouveaux pays de l’UE, auxquels on a imposé des politiques communautaristes comme conditions de l’adhésion, n’a réglé ses problèmes de minorités, et ils constituent une poudrière à moyen terme. La Constitution irakienne, très communautariste, risque fort d’aggraver les crises ethniques au Moyen-Orient. Ce pays risque de suivre le triste exemple du Liban, dont le système de gouvernement, d’ailleurs mis en place sous l’égide de la France en 1943, fut fondé sur le strict respect des communautés, avec les résultats que l’on sait. Et je ne parle ni de l’ex-Yougoslavie, ni du Rwanda, ni de l’Inde, ni de beaucoup d’autres.

Ces exemples montrent que le communautarisme ne fait pas bon ménage avec la démocratie, ni avec la paix, quoiqu’en pensent ses défenseurs. En effet, le jeu politique ne peut fonctionner si le vote se fait sur des critères d’appartenance : la majorité impose alors systématiquement ses choix à la minorité, qui n’a plus que le recours aux armes pour faire valoir ses droits. En Ulster, les troubles ont commencé après cinquante ans d’apartheid communautaire au niveau du logement, des écoles, des emplois, etc., avec une oppression croissante des Catholiques par les Protestants, « démocratiquement » décidée à Stormont, le Parlement de l’Ulster. Un modèle politique laïque, non communautaire, aurait peut-être permis d’éviter les affrontements.

Que faire alors ? Il n’y a pas de réponse simple, naturellement, car les situations sont diverses et complexes. Il y a en gros deux cas. Dans le premier, l’identité concerne des minorités réparties sur l’ensemble d’un territoire, par exemple les Juifs, les Protestants, les Musulmans, les Noirs, les immigrés de diverses nationalités, etc. Dans cette catégorie, on peut aussi placer les groupes identitaires tels que les homosexuels, les handicapés, les malades, les vieux, les femmes, les jeunes, etc. Notons en passant que, si toutes ces caractéristiques sont des critères pour constituer des identités à intégrer, la communauté englobante est alors singulièrement réduite. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes, qu’étant né protestant, je n’en fais pas partie, ce qui est tout de même un choc. Je pourrais enlever les Protestants de la liste, mais sur quelle base ? Et d’ailleurs pourquoi le ferais-je si tous les autres se définissent par des critères d’appartenance ? On le voit bien, la revendication identitaire engendre le morcellement.

Le second cas concerne les situations où les minorités sont en fait des majorités locales. Identité et citoyenneté ne font alors pas bon ménage lorsque l’identité est forte et qu’elle porte sur une entité géographique plus restreinte que celle sur laquelle porte la citoyenneté. Par exemple, la revendication identitaire catalane risque fort d’entrer en conflit, à plus ou moins long terme, avec la citoyenneté espagnole. Même chose avec les identités flamande et wallonne par rapport à la citoyenneté belge. La Belgique court le risque de subir le sort de la Tchécoslovaquie, par abandon de la citoyenneté englobante (belge) au profit de citoyennetés qui coïncideront avec les identités (flamande et wallone). Et puisque le pli sera pris, qu’est-ce qui empêchera telles parties des communautés wallone ou flamande de revendiquer de nouvelles identités, et donc de nouvelles citoyennetés ?

Quelle identité et quelle citoyenneté voulons-nous pour l’Europe ? Voulons-nous instaurer une Europe des régions, disposant éventuellement de citoyennetés particulières, jalouses de leurs prérogatives et communiquant entre elles en anglais ? Ou bien plutôt une Europe de citoyens qui se reconnaissent dans des valeurs humanistes communes, et parlant entre eux dans une diversité de langues ? Voulons-nous un monde tribal où chaque communauté vit arc-boutée sur ses différences, fière de son folklore (rebaptisé culture) et de ses traditions (nobles et dignes de respect, cela va de soi) ? Ou bien préférons-nous un monde plus fraternel, plus complexe aussi dans doute, où les différences ne sont pas un problème ?

Mais comment y parvenir ? Il faut, pour commencer, mettre un coup d’arrêt à l’éclatement en citoyennetés plus petites que les citoyennetés nationales. Il faut au contraire parvenir à ce que les Européens acceptent une citoyenneté européenne englobante, qui vienne, à terme, prendre la place des citoyennetés nationales, et que cela se fasse par l’adhésion du cœur et de l’esprit. Si le lecteur le permet je voudrais illustrer cela par mon exemple personnel. Pour l’instant, la citoyenneté à laquelle j’adhère est la citoyenneté française, qui ne m’empêche nullement d’être alsacien ou de faire partie de toute autre communauté, religieuse, syndicale, politique, etc., si je le souhaite. Je ne voudrais pas être contraint par l’air du temps à adopter une citoyenneté alsacienne, qui ne serait à mes yeux que régression et esprit de clocher. Au contraire, si je dois abandonner la citoyenneté française, ce ne pourra être que pour une citoyenneté européenne englobante qui me permettra de vivre en tant que personne, et non d’abord en tant que membre d’une communauté (française, alsacienne, protestante, ...). Si une personne souhaite se déterminer par rapport à sa religion, son origine ou son orientation sexuelle, cela la regarde tant qu’elle ne contrevient pas à la loi. Il n’y a pas de raison de légiférer sur ces appartenances. C’est le principe de laïcité.

Les spécificités linguistiques et culturelles des uns et des autres doivent être admises, c’est vrai, et en cela je suis d’accord avec les multiculturalistes, et cela notamment dans une optique pratique, par exemple pour déterminer un meilleur cursus scolaire en fonction des langues parlées par les enfants. Mais si on n’y prend garde, le multiculturalisme risque de faire le lit du communautarisme, une théorie politique qui fait tous les jours, sous nos yeux, la preuve de son ignominie. Il vaut mieux mettre l’accent sur les ressemblances, qui fondent notre humanité commune et permettent la tolérance mutuelle, et ne considérer qu’ensuite les éventuelles différences, sans les nier, mais sans les graver dans le marbre de nos préjugés (contre lesquels, d’ailleurs, les bons sentiments ne constituent pas un vaccin). C’est de la corde raide, reconnaissons-le, mais c’est notre seul espoir de vivre dans un monde pacifique, débarrassé de ces absurdes guerres identitaires dont l’histoire récente nous donne d’innombrables exemples.

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